C’est dans notre numéro consacré au temps suite au match d’anthologie entre Mahut et Isner, que Thomas Pesquet avait répondu à nos questions. Raison de plus aujourd’hui, alors qu’il est là haut, de vous proposer à nouveau, ce texte chargé d’émotions.
« Autre dimension », « état second », « repères temporels »… Ces mots de Nicolas Mahut nous ont mis la puce à l’oreille. Ni une, ni deux, nous nous sommes mis en quête d’un témoin capable d’expliquer l’expérience unique qu’il a pu vivre. Le hasard et l’amour – la vie est ainsi faite ! – ont mis sur notre route un… astronaute. Quelle autre personne pouvait mieux parler de conditions extrêmes, de rituels et de rapport au temps ! Notre homme : Thomas Pesquet. Recruté en 2009 par l’Agence Spatiale Européenne (ESA), cet ex‐pilote de ligne est, à 32 ans, le dixième spationaute français et le plus jeune membre du corps des astronautes européens. Voici notre entretien dans son intégralité !
Comment aborde‐t‐on le concept de Temps quand on va dans l’espace ?
En fait, la notion d’écoulement du temps y est parfaitement subjective : la Station Spatiale Internationale (ISS), où les astronautes effectuent des missions de six mois, voit 16 coucher et lever de soleil par jour, soit des journées d’1h30, dans son orbite autour de la terre à 28 000 km/h. Le temps ne se rattache pas à un rythme journalier naturel, tout autant que culturel, comme sur Terre, mais plus à des nécessités physiologiques – l’adaptation à l’apesanteur posant suffisamment de problèmes sans rajouter celui du sommeil ! –, matérielles – les équipes au sol, dans les centres de contrôle, opèrent sur un rythme terrestre – et psychologiques – le sentiment d’éloignement et d’isolement est atténué par la conservation d’un rythme comparable aux proches ou aux collègues restés sur terre.
Concrètement, comment ça se passe ?
La station ISS est à l’heure universelle, avec une alternance travail/sommeil basée sur des journées artificielles de 12 heures. Dans son acception de « durée », le « temps » dans une mission longue en isolation (six mois) est comparable à des expériences terrestres comme la navigation au long cours, les missions scientifiques en Antarctique ou les opérations militaires en sous‐marin, avec les phénomènes associés : perte de la notion de durée, virtualisation du monde extérieur, changements psychologiques éventuels, etc. L’Agence Spatiale Européenne étudie, entre autre, ces effets dans la simulation grandeur nature d’un voyage aller‐retour sur Mars de 500 jours (NDLR : le projet MARS 500).
Quel sentiment ça procure ? On imagine que l’absence de gravité change tes sensations et ta manière d’appréhender le temps…
C’est assez incomparable : on ressent une liberté totale, en même temps qu’une perte de tout repère ; il faut quelques jours avant d’appréhender un nouveau rapport à l’espace, où toutes les dimensions peuvent être utilisées : il y a beaucoup plus de place autour d’une table quand vous flotter au‐dessus d’elle la tête en bas. Il faut réapprendre à se déplacer en utilisant son inertie et à réaliser de simples opérations : visser une vis sans s’arrimer préalablement à un élément fixe quelconque n’aura pour résultat que de faire de vous une toupie humaine ! On ne compte plus le nombre d’astronautes qui, lors de leur retour sur Terre, lèvent leur coupe pour porter un toast, puis la laissent tout simplement tomber à terre pour serrer une main, pensant la récupérer flottant à la même place, comme lors de leur séjour en orbite. Sur le plan physiologique, l’apesanteur provoque de nombreux changements : le cœur n’a plus à lutter contre la gravité et le volume des fluides corporels diminue, les muscles et les os sont également moins sollicités ; c’est la raison pour laquelle les astronautes sont soumis à un gros entraînement physique, avant leur mission et tous les jours à bord : sans cela les conséquences de l’apesanteur sur leur santé seraient irréversibles. De nouveaux problèmes se posent pour la vie humaine : en apesanteur, la circulation des gaz est difficile : l’on peut s’endormir avec une poche de dioxyde de carbone autour du visage, d’où maux de têtes ou même étouffement ! Les perturbations de l’appareil vestibulaire entraînent également, dans certains cas, le mal de l’espace, comparable à un mal des transports aigu, qui s’estompe en quelques jours. La vue et l’ouïe sont également perturbées et le système immunitaire est légèrement déprimé. Le corps humain a néanmoins une faculté d’adaptation étonnante et, en quelques jours, il s’ajuste à ce nouvel environnement. L’ISS est d’ailleurs le lieu de nombreuses études scientifiques médicales, dont les astronautes sont à la fois les opérateurs et les sujets.
Une mission dans l’espace, ça implique quoi en termes de préparation et de concentration ?
C’est d’abord, comme une carrière de sportif professionnel, un effort au long cours, avec un but lointain qui demande un entraînement de tous les instants. En ce sens, la concentration et la motivation sont nécessaires devant la somme des efforts à réaliser, devant la chaîne des étapes à accomplir…
Et dans le cadre d’un vol spatial ou aéronautique – toi qui es également pilote de ligne ?
Oui, ce type de vols impliquant la réalisation, à la chaine, d’actions précises et difficiles, on se doit, comme dans le tennis, d’être dans sa bulle : sûr de soi, détaché des éléments, comme extérieur au monde. Un lancement de navette spatiale, l’atterrissage d’un avion long courrier en conditions dégradées ou la finale d’un tournoi du Grand Chelem demandent une mobilisation de toutes ses ressources psychotechniques et mentales. Sachant que le seul moyen de ne pas se disperser, c’est une concentration aussi parfaite que possible, rythmée par des rituels, comme des pulsations régulières.
On a conscience du temps qui passe dans ces conditions‐là ?
Non, ce sont des moments particuliers… On perd la notion du temps et l’on se retrouve, a posteriori, dans l’incapacité de donner une valeur à la durée : le temps paraît se ralentir ou s’allonger, quatre secondes deviennent une éternité et 11h05 une durée humaine.
Nicolas Mahut explique s’être reposé sur des rituels et des automatismes pour rester dans sa concentration. Ce sont des choses que l’on retrouve dans la vol spatial ou aéronautique ?
Oui, la notion d’automatismes et de rituels y est très développée. Piloter un vaisseau spatial Soyuz ou un A320 revient à pouvoir intégrer, en temps réel, des milliers de paramètres en entrée comme en sortie, sans droit à l’erreur d’interprétation ou d’action. C’est difficile en conditions normales et impossible a priori sans entraînement en conditions dégradées (pannes, stress, fatigue, mauvaise météo), comme l’est le match de Nicolas Mahut. Néanmoins, pour parvenir à maîtriser le système, on fait confiance à des automatismes enfouis dans une autre couche de mémoire : on sait que telle action (sortir le train d’atterrissage) s’accompagne toujours de telle autre (sortir les phares), toutes deux déclenchant telle autre (la check‐list « avant atterrissage »). Ces actions sont enchaînées sur des stimuli presque inconscients, comme si le cerveau n’était pas impliqué, mais leur mémoire est dans les muscles plutôt que dans la matière grise : les mains savent quel interrupteur aller chercher avant que le cerveau ne leur demande, elles parcourent les panneaux de commande en suivant un chemin que le cerveau ne semble pas maîtriser et qu’on est bien en peine de décrire à froid. Un peu de gris dans le champ visuel par les vitres du cockpit provoque, d’instinct, un regard vers l’indicateur de température extérieure : on vient de rentrer dans les nuages, qu’en est‐il du givrage ? Un message presque inaudible à la radio fait cesser instinctivement toute activité ou conversation dans le cockpit : on nous appelle et il convient de savoir pourquoi. On diminue, ainsi, par ces automatismes, la ressource mentale demandée par le pilotage d’un engin complexe et on se rend disponible pour autre chose : anticipation, analyse plus fine de la situation, etc. C’est pourquoi la notion d’expérience est essentielle dans nos métiers : il n’y a pas de bons pilotes, il n’y a que de vieux pilotes !
Tu as parlé de rituels, comme des « pulsations »… Tu peux revenir là‐dessus ?
Bien sûr ! (Rires) La notion de rituel est essentielle et extrêmement présente dans une activité aussi risquée que l’exploration spatiale. Avant un lancement de navette ou de Soyuz russe, le cérémonial est immuable, comme figé dans le temps depuis Youri Gagarine (NDLR : Russe, premier homme à avoir voyagé dans l’espace, en 1961) : les équipages dorment au même endroit, puis signent la porte de leur chambre en sortant. Ils testent ensuite leurs combinaisons suivant le même protocole, saluent les officiels et la foule à l’endroit même où leurs glorieux prédécesseurs le faisaient, montent dans le même bus… Selon la légende, en Russie, le Commandant de mission doit pisser sur la roue du bus, comme Gagarine le fit en 1961 ! (Rires )
Non !…
Si, tout est codifié, jusque dans les moindres détails, pour porter chance, pour rassurer et se trouver en terrain connu, malgré l’énormité de ce qui va s’accomplir. C’est exactement ce qu’explique Nicolas Mahut. En cas de situation difficile, trouver les choses à leur place habituelle rassure et replace dans un environnement normal. Personnellement, j’ai recours aussi à ce genre de rituels aussi simples et banals qu’importants : en avion, j’organise mon cockpit toujours de la même manière, jusqu’à la place de mes lunettes de soleil ou de mon stylo (toujours le même modèle) : en cas de situation difficile, trouver les choses à leur place habituelle rassure, replace dans un environnement normal, relance la pulsation de la musique sur laquelle se joue la partition du vol. Dans les situations extrêmes, on rétrécit son champ d’attention (« back to the basics ») et on enchaîne les actions fondamentales une à une, dans un seul but qui prime sur tout le reste : la sécurité de l’engin et de ses occupants.
Mahut explique s’être rattaché à son « clan », Herzog ne serait jamais redescendu sans son pote Lachenal… Quelle est le rôle d’une « équipe » dans ton job ? Quels sont vos rapports entre spationautes ?
La notion d’équipe est central dans mon boulot : on n’est rien sans les autres et les autres ne sont rien sans vous. Il existe, au sein de la famille des pilotes, une camaraderie et une solidarité sans faille : nous savons tous que nous nous devons, quelque part, mutuellement la vie. Au sein du corps des astronautes, la notion est poussée à l’extrême, car les risques sont plus grands, la confiance n’en est que primordiale. Ce sont d’ailleurs les expériences vécues ensemble qui rapprochent les gens et l’expérience du vol spatial est à nulle autre pareille. Il se trouve peu de personnes avec qui la partager : les liens sont donc d’une solidité sans faille. Au sein du corps des astronautes européens, on vient de passer une année très intense en entraînement avec mes cinq nouveaux collègues, recrutés comme moi en 2009 : on a forgé des liens d’amitié, d’entraide et de respect, en traversant ensembles les moments exceptionnels (vol parabolique en Airbus A300), comme ceux plus difficiles (stage de survie). Ces liens vont nous suivre tout au long de notre carrière : lorsque le premier d’entre nous partira en orbite, les cinq autres seront là pour l’aider du mieux qu’ils peuvent. Nous tirons notre force du groupe car nous sommes complémentaires et chacun apporte sa pierre à l’édifice, comme au sein d’une équipe sportive.
Quand Nicolas explique avoir atteint « une autre dimension », où faim, soif, fatigue n’ont plus vraiment de prises, il parle d’un état connu des pilotes et des spationautes ?
Oui, même si c’est plus prégnant dans le sport. Il parle de cet état qu’on appelle « la zone », un état où l’on réussit tout ce qu’on tente, où les limites individuelles habituelles disparaissent complètement, une transe qui rend tout possible. Même si le vol, aéronautique ou spatial, se prête moins à l’improvisation, même s’il est plus chorégraphié et planifié que l’activité sportive pour des raisons évidentes de sécurité, il existe des instants… Par exemple lors d’une approche à vue, où tout paraît sous contrôle, où le temps semble se ralentir et où l’on a l’impression de se voir de l’extérieur. Les actions s’enchaînent avec précision, rien n’est oublié, on a la bonne inspiration et tout semble naturel. L’avion ou l’engin devient alors une extension du reste du corps.
Et cette absence de faim, dans des conditions extrêmes, tu l’expliques comment ?
Dans l’espace, c’est assez clair : les astronautes ont tellement travaillé pour vivre enfin leur rêve, le point culminant de leur vie professionnelle, ils sont tellement motivés pour réaliser leur mission… C’est pour ça que, souvent, ils oublient de s’alimenter ou de prendre du repos, ils n’entendent plus les exigences de leur corps, faim, soif, fatigue. Les médecins et les équipes du centre de contrôle doivent les pousser à respecter les exigences de leur corps, faim, soif, fatigue, qu’ils n’entendent plus.
Question inévitable : qu’est-ce qui te pousse dans ta démarche ? Cette motivation primaire est fondamentale, pour Mahut c’était « l’idée de la victoire ». Un besoin indéfinissable d’altitude – en littérature, on parle de « sublime » – ou une simple curiosité ?
Question piège, mais assez facile. Pour moi, ce sont trois ou quatre fondements. D’abord, oui, un besoin d’altitude, de troisième dimension (comme en avion, plongée, parachutisme), donc un besoin évident de liberté, mais un besoin de différence aussi ; les choses ne sont jamais les mêmes quand on change aussi radicalement de perspective : tout le monde se rappelle de ce cliché d’un « clair de terre » pris par les astronautes d’Apollo 8 après leur première orbite autour de la lune, c’est un des clichés les plus célèbres du monde et, pour beaucoup, le début de la prise de conscience écologique, liée à l’impression de fragilité de cette bulle de vie bleue suspendue dans un vide froid et noir, vue depuis un monde de roche stérile. Passion de l’exploration, ensuite : les astronautes d’aujourd’hui, comme les pilotes d’hier, comme d’autres partout sur Terre, sont des explorateurs, ils évoluent dans des environnements hostiles, pas ou peu connus, y font les premiers pas et y assurent ensuite une présence fragile et difficile, une position avancée du genre humain en orbite, comme il y en eut dans des environnements terrestres tout au long de l’histoire de l’homme et de sa marche vers le progrès et la connaissance. Enfin, et cette dimension n’est pas à négliger, les astronautes ont pour but d’être utiles à la société : l’exploration spatiale, à moyen ou long terme, n’a de sens que pour améliorer la vie du genre humain par ses retombées technologiques, par l’inspiration qu’elle propose aux jeunes générations, et par sa mission de découverte de mondes inconnus ; après tout Christophe Colomb passait pour un fou en son temps, qui mettrait en doute le bien‐fondé de ses projets maintenant ?
Pour Mahut, le retour sur Terre n’a pas été évident… C’est quelque chose que, toi aussi, tu redoutes ?
C’est sûr. Le retour d’une mission spatiale, c’est comparable à ce que décrit Nicolas, un moment compliqué psychologiquement. Réaliser un rêve cache un piège dangereux : celui de se retrouver sans but, ni motivation. La charge de travail est tellement lourde pour se préparer à une mission spatiale, la motivation si forte, la concentration si extrême, puis, en orbite, les sensations si vives, que le retour, après la joie de retrouver ses proches, laisse un goût amer, un sentiment de vide. Toute une vie est tendue vers un but et, soudain, il s’accomplit et l’on est alors tellement concentré qu’on s’en aperçoit à peine. « Et maintenant, quoi ? » C’est ce que doivent vivre les champions de tennis après une victoire en Grand Chelem. Que faire maintenant ? Comment garder la motivation nécessaire ? Chacun trouve ses propres méthodes. Dans le domaine spatial, les astronautes, une fois redescendus sur Terre, ne souhaitent généralement qu’une chose : se relancer immédiatement dans l’entraînement pour voler à nouveau. Comme le disent nos aînés, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, il vaut mieux avoir ses vols spatiaux devant soi que derrière ou, en d’autres termes, il vaut mieux avoir des potentialités que des souvenirs. La notion d’objectif est extrêmement importante pour l’être humain : si on la lui retire, il perd sa substance. Si aucun vol n’est plus envisageable, il faut, comme les sportifs, retrouver un but et une motivation dans un autre domaine, ce à quoi certains parviennent parfaitement.
Pour finir… Qu’est-ce que tu retiens de la performance de Nicolas Mahut ?
Surtout la notion de dépassement de soi, de ses limites et de ses possibilités a priori. On se retrouve en territoire inconnu, on s’explore soi‐même et on devient un autre. Ce dépassement, il est accessible à chacun, sous réserve d’affronter ses peurs, de réaliser ses rêves, de mettre à profit toutes les occasions. Ce n’est pas tant une question d’expérience exceptionnelle ou extra‐ordinaire que de ressenti personnel : vaincre sa peur de la plongée sous‐marine est, à ce titre, aussi valable qu’aller dans l’espace, mais une telle victoire sur soi nécessite toujours de sortir de sa zone de confort physique, psychologique. De se mettre en danger. C’est aussi ce qui me pousse dans la voie que j’ai choisie : me confronter à mes limites, tenter de les dépasser, me pousser aussi loin que possible… D’une certaine manière, jouer mon propre match de 11h05 (rires)… et en revenir meilleur pour mes proches !
Publié le lundi 21 novembre 2016 à 19:18