Du haut de sa chaise d’arbitre, Cédric Mourier a souvent été aux premières loges de grandes pièces du tennis. Nous l’avons contacté pour le mettre à contribution sur l’un des quarante match de « Grand Chelem, mon amour »… Un match qu’il a arbitré : Guillermo Coria‐Gaston Gaudio, en finale de Roland Garros 2004, au scénario rocambolesque menant de Charybde en Scylla. Ce jour‐là, face à la « puce » Coria, Gaudio revient du Diable et de deux sets‐zéro, pour l’emporter au finish. « Deux sets‐zéro », « two sets to love » : là encore, on peut parler d’amour, on n’a rien inventé. C’est notre septième chapitre, « Je t’aime… et je n’y croyais plus ». Gaston n’y croyait plus ; c’est pourtant lui qui a posé ses lèvres sur la coupe argentée des fameux Mousquetaires.
GrandChelem 25, disponible ici.
Cette finale 2004, Gaudio‐Coria, quel en est ton premier souvenir ?
En fait, il y en a un, très précis. On est au troisième set. Guillermo Coria domine la partie ; il mène deux manches à zéro. Nous voilà à 4–4, 30–40, sur le service de Gaston Gaudio. Si Coria remporte ce point, il servira pour soulever la Coupe des Mousquetaires. Là, il court sur un amorti, juste en‐dessous de la chaise… Sa remise touche la bande et reste dans le filet. Son regard croise le mien et je sens, dans ses yeux, qu’il se passe quelque chose. Finalement, il perd le jeu et, au changement de côté, demande l’intervention du kiné. Je comprends vite qu’il doit avoir des crampes… Pourtant, jusqu’à maintenant, la partie n’a pas été très éprouvante pour lui. D’autant que Coria est connu pour son endurance et vient de réaliser une grosse saison sur terre battue. J’en conclus rapidement que ses crampes sont dues au stress. J’ai le sentiment qu’il panique, que l’enjeu le paralyse.
Et puis le stade commence à faire du bruit…
Oui, je me souviens d’un spectateur qui crie : « Gaston, je t’aime. » Ce duel, qui était parti pour durer deux petites heures, va se prolonger beaucoup plus longtemps. Moi qui me voyais prendre un train, en fin de journée, pour rentrer à Roanne, je dois vite changer de plan ! (Rires) Logiquement, le match commence à basculer, alors qu’au départ, Gaston est vraiment loin du compte. Je me rappelle qu’il fait même signe à son coach, à un moment, en lui proposant sa raquette… Comme pour lui dire : « Viens me remplacer, je ne sais plus quoi faire… » Mais, lors de ce changement de côté, à la fin du troisième set, le kiné constate que Coria souffre, effectivement, de crampes de stress. Pour un arbitre, un joueur touché par les crampes, ce n’est jamais simple à aborder. D’une rencontre tranquille à arbitrer, je sais que je vais devoir gérer un match sensible, qui va nécessiter un maximum de concentration.
Gaston Gaudio prend alors les commandes…
Oui, et Coria n’y arrive plus. Il perd la quatrième manche 6–1. Je suis obligé de lui expliquer qu’il doit faire son « best effort », mais je sens bien que ce n’est pas possible pour lui. C’est une situation terrible. D’ailleurs, il fait ce qu’il peut, il tente des coups gagnants dans n’importe quelle position… C’est un vrai cauchemar et les jeux défilent.
Tu lui parles pour qu’il se remette dans le match ?
Non, mais il voit bien que je partage un peu sa détresse. Le kiné a dû lui dire de patienter, d’attendre que les médicaments fassent effet. Coria essaie donc de gagner un peu de temps, même s’il a réellement peur d’avoir des crampes s’il se donne trop à fond. Finalement, Gaudio égalise à deux manches partout et, là, je me dis qu’un nouveau match va encore commencer.
Et c’est le cas !
Oui, Coria joue mieux, il a même deux balles de titre, dont une qui voit son coup droit sortir de quelques centimètres…
« Jamais je ne suis sorti d’un match aussi fatigué nerveusement »
Tu parles beaucoup de Coria, mais qu’est-ce que tu sens du côté de Gaudio ?
L’attitude de Gaston a toujours été très difficile à lire. Je pense qu’il s’est vu battu, très vite. Et puis, en revenant à deux sets partout, ce match, qu’il croyait perdu, est redevenu un vrai objectif. Du coup, à l’entame de la manche décisive, la tension a monté d’un cran. A l’inverse des quatre premières, ce fut une vraie bataille. En termes d’intensité et de suspens, cette finale est réellement singulière. Je pense qu’elle est même unique en son genre.
Déjà, c’est une finale entre deux Argentins…
Exactement ! Et l’on sait tous que remporter Roland Garros, pour un Argentin, c’est une consécration. Je me souviens que Guillermo Vilas était dans les tribunes. C’est lui qui devait remettre le trophée. Que cette finale, d’abord très lisse, se transforme en pièce de théâtre, avec un scénario aussi tragique, ça rajoute une dimension historique symbolique, qui colle avec le tempérament argentin. Jamais je ne suis sorti d’un match aussi fatigué nerveusement. J’étais vidé. Complètement out.
Même la remise du trophée a été éprouvante…
Oui, là, c’était vraiment très dur et, à la fois, très émouvant. Coria pleurait – je crois, d’ailleurs, qu’il n’a pas pu dire un mot –, Gaudio également, pas pour les mêmes raisons. L’atmosphère était vraiment pesante, j’ai rarement ressenti ça dans ma carrière… Et, j’y reviens, mais, ce regard de Coria sur l’amorti, c’est le point de départ…
Tu as beaucoup arbitré durant cette dernière décennie. Nous, on a sélectionné 40 matches, entre 2001 et 2011. Il y en a qui t’ont marqué ?
Incontestablement, ma première finale à Roland Garros, en 2001, entre Kuerten et Corretja…
Je te coupe, mais notre décennie commence avec Sampras‐Federer, à Wimbledon…
(Rires) Sampras, je l’ai arbitré ; tout comme Agassi. Mais, je dois avouer que, pour moi, être sur la chaise lors des duels Nadal‐Federer, ça restera le truc de cette dernière décennie.
Tu n’aurais pas voulu arbitrer le fameux Isner‐Mahut ?
C’est vrai que Mohamed Lahyani fait partie de l’histoire ! Forcément, il est devenu une petite star dans le milieu. (Rires) Après, ce qui est étonnant et incroyable, quand on est arbitre, c’est qu’on ne voit pas le temps qui passe. On est dans notre bulle, on est dans notre match, comme les joueurs. C’est, peut‐être, aussi pour ça que l’on aime arbitrer !
Gaston Gaudio‐Guillermo Coria, 0–6 3–6 6–4 6–1 8–6 – finale de Roland Garros 2004 : les highlights. Qualité pas terrible, désolé, on n’a pas trouvé mieux !
Ivan Ljubicic : « J’ai besoin de voir des gars comme Federer, des gars comme Ivanisevic »
Frédéric Viard : « Cette décennie est celle de Roger Federer »
Le livre « Grand Chelem, mon amour » est disponible. Retrouvez les 40 matches de légendes de la décennie 2001–2011. Un livre de la rédaction de GrandChelem/Welovetennis.
Publié le jeudi 1 décembre 2011 à 11:59