« L’oeil est la lampe du corps »
« Tout ralentit, la balle paraît plus grosse et vous avez l’impression d’avoir plus de temps pour taper. » En quelques mots, John McEnroe a résumé la supériorité du champion : un état de concentration si intense qu’il en altère, pour le joueur, la matière même, la perception du temps, la sensation de son environnement et de ses éléments constitutifs. Un organe se situe au centre de ce phénomène. Un organe fondamental, mais qu’on délaisse trop souvent au tennis par manque de connaissances. L’oeil.
L’oeil, plus que les jambes, plus que le bras, plus que la tête. De l’oeil dépend en grande partie le temps de réaction, la visualisation, la frappe de balle. De l’oeil et, plus loin, du cerveau. Un article du Figaro.fr s’est penché sur une étude de l’University College de Londres. « Ce qui peut se passer chez les meilleurs sportifs par rapport à vous ou moi, c’est qu’ils ont soit une meilleure connexion entre leurs circuits moteurs et leurs circuits visuels, soit leurs processus cérébraux impliqués dans la perception sont plus efficaces », explique le neuroscientifique Nobuhiro Hagura.
Welovetennis/GrandChelem s’est penché sur la question. La perception. La prise d’information. L’oeil. Dans le tennis. Au travers des différents entretiens de notre dossier, son rôle primordial s’est imposé comme une évidence. Un neuroscientifique, un chercheur, un entraîneur, un professeur, un joueur de tennis, mais aussi unhandballeur et un escrimeur nous ont rendu la vue. Demandons le hawk‐eye.
A retrouver dans GrandChelem 30, ici !
Premier témoin : Jean‐Philippe Lachaux, chercheur à l’INSERM, au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon, mais aussi joueur de tennis. Il s’est spécialisé dans les études des mécanismes cérébraux de l’attention. Nous l’avions rencontré au bord d’un court, sur un tournoi de jeunes… Il était logique d’en faire notre expert scientifique pour notre dossier sur l’oeil.
Tu es un vrai passionné de tennis, c’est ça ?
Oui ! D’ailleurs, je viens juste de terminer la biographie de Rod Laver, par Bud Collins. Et bien Rod ne dit qu’une seule chose dans ce livre : pour être fort au tennis, il faut toujours regarder la balle ! (Rires)
Oui, mais à la vitesse où elle va, l’oeil humain est adapté ?
Non, notre oeil ne peut pas suivre la balle tout le temps, il n’est pas assez rapide pour ça. On peut poursuivre un objet en mouvement de façon continue, mais à une vitesse largement inférieure à celle d’une balle de tennis. On est donc obligés de faire des saccades, de ne regarder la balle qu’à certains moments seulement. On la perd des yeux, on la reprend, on la perd à nouveau. L’enjeu est simple, il suffit de savoir quand il faut regarder. Et, ça, je ne sais pas si c’est vraiment appris, si l’on enseigne à quels moments il faut regarder la balle.
On est aussi dans l’anticipation ?
On ne peut jamais être dans la réaction, il faut effectivement être dans la prédiction.
On parle de l’oeil, mais c’est le cerveau qui travaille, en fait…
L’essence du tennis, c’est convertir ce que tu vois en un geste, le bon. L’oeil prend des infos et, après, c’est notre cerveau qui fait le boulot ! (Rires)
Où se situe la zone qui décide de tout ça ?
C’est à l’arrière du cerveau que ça se passe. La moitié basse sert à identifier les objets autour de nous. Exemple : « Ca, c’est un dictaphone, ça, une table. » La moitié haute, elle, va sélectionner la bonne action pour attraper un objet. Ce système a été conçu pour le prédateur qui va tenter d’attraper sa proie ou un fruit dans un arbre. Le tennis utilise les mêmes modalités, car, finalement, on attrape la balle avec sa raquette. Le problème qu’on a constaté, c’est que le système est beaucoup trop lent pour être dans la réaction. Au fil du temps, le cerveau réalise et stocke des modèles. Il peut, donc, par la suite, grâce à ces derniers, savoir de façon intuitive quelle sera la zone qu’atteindra une balle, en fonction de sa vitesse et de sa trajectoire. C’est codé dans les neurones, un peu comme un programme.
On est tous égaux dans la création de ces modèles ?
Ca, je ne sais pas. Le bébé n’a pas ce mode de fonctionnement à la naissance. Ca se met en place au fur‐et‑à mesure. Mais plus tôt on travaille la prise d’information, mieux c’est, à mon avis. D’autant que le cerveau est encore en formation, quand il est jeune.
Le plus important, c’est la prise d’information, le moment et l’attention ?
Oui, c’est essentiel, la prise d’information. Il est très difficile de parvenir à savoir quand un joueur l’exécute. Aujourd’hui, on parvient à mettre en place des tests : on crée des joueurs virtuels, qui possèdent des points lumineux à certains endroits – le bout de la raquette, le poignet, le coude – et on place un joueur réel en face. Puis, l’on supprime des points lumineux sur le joueur virtuel. Et l’on compare la suppression de ces points et le moment où le joueur réel perd son niveau de performance. Automatiquement, on constate qu’il y a des informations qui sont plus importantes que d’autres, des points plus déterminants.
Pour prendre la bonne info, il s’agit d’être dans une attention maximale…
Evidemment. Dans l’apprentissage du tennis, comme dans certaines phases du haut niveau, j’ai l’impression qu’on demande trop de choses en même temps au joueur. Ca nuit à la performance. Le cerveau n’aime pas ce genre de challenge, c’est trop flou, pas assez précis. Plus la consigne est simple, plus l’attention est forte, plus l’oeil travaille bien.
Le fait de répéter des gammes, c’est aussi important qu’on le dit ?
Oui, pour parvenir à réguler l’attention du joueur, une fois qu’il sait sa technique en place. Il pourra alors se focaliser sur un point précis. De plus, les gammes et les situations de jeu permettent au cerveau de fabriquer les fameux modèles qui contribuent à l’anticipation. En fait, c’est plus exactement le cervelet qui bosse dans ce genre de situation. On connaît de mieux en mieux son fonctionnement. Je dirais qu’il agit comme une mémoire et qu’on commande instinctivement un programme lorsqu’une situation déjà connue apparaît. Le cervelet a une vraie connaissance des lois physiques. Quand un joueur dit qu’il se réadapte à une surface, c’est plutôt son cerveau qui recalcule l’ensemble des données.
Automatiser les gestes, c’est chercher la performance ?
Quand tu réalises un geste et que tu ne l’as pas automatisé, ça te demande de l’attention supplémentaire. On va créer les automatismes et les assembler. Si tu dois faire attention à tout, tu ne t’en sors pas. Le véritable enjeu, c’est de savoir auprès des joueurs, des plus grands, quand ils décident de prendre l’information. L’oeil n’est finalement qu’un organe. Et ce n’est rien du tout par rapport à l’attention et la qualité de la transmission de l’information au cerveau.
On la travaille comment, l’attention ?
Selon moi, la meilleure façon, c’est de se donner des objectifs clairs. Le cerveau est très efficace, si l’on est très précis. Il faut définir des cibles, les plus explicites possibles. Dire : « Regarde bien la balle », ce n’est pas suffisant. Il faut préciser la zone qu’on regarde sur la balle. Là, ça a du sens.
Federer, au moment de l’impact, a un porter de tête assez bluffant. Certains l’expliquent par une qualité de prise d’information supérieure à la moyenne…
J’ai ma petite théorie sur Roger. En fait, la plupart des joueurs tapent la balle, puis regardent la zone où elle va aller. Roger, lui, préfère se concentrer sur sa frappe. C’est son petit plus, pour moi. Federer, ce faisant, est en réception de toutes ses sensations. Il veut prendre le maximum d’information sur la qualité de sa frappe pour, le cas échéant, corriger son coup la fois suivante.
Publié le mardi 9 octobre 2012 à 10:57