Il ne reste plus que deux jours avant la fin définitive de l’année 2012. Dernière partie de notre rétro… Un peu d’auto‐promo ! Voici quelques uns des meilleurs articles originaux publiés tout au long de la saison sur Welovetennis. La sélection a été établie par une jeune fille de passage à la Rédaction, qui a laissé son cœur parler ! Bonne re‐lecture !
La rétro WLT est organisée en partenariat avec « Roger, mon amour », le livre tennis événement sur Roger Federer.
Publié le 29 août 2012, à 18h29, par Rémi Cap‐Vert
« Le mal est une nécessité. C’est lui qui attise le feu du vrai génie. »
L’été est souvent saison de découvertes dans les vies de chacun. Découvertes humaines, découvertes culturelles. Découvertes, car le temps s’y ralentit par la longueur du jour, la pesanteur du climat et les congés posés, ici, là, nulle part. Le temps qui s’écoule lentement – mais toujours trop rapidement – permet de recevoir les mouvements de la vie avec une facilité plus grande et rend malléables les barrières et les rigidités personnelles ; c’est l’émotion pour le mouvement de l’âme, c’est l’imprévu pour le mouvement de ce que l’on prévoit. Un peu comme le sable qui, en séchant au soleil, redevient fluide et coulant.
Plus jeune, l’une de mes grandes découvertes estivales fut un voyage, au bout de la nuit, en compagnie de Louis‐Ferdinand Destouches. Découverte de toute une vie. Cet été, une autre, majeure, a imprégné ma serviette de plage de ses images, de ses dialogues, aux côtés de la salinité marine. Un ami m’a offert un film, en vue de couper Jeux Olympiques et US Open par le tranchant d’une expérience esthétique rare. « Mort à Venise ». Les passionnés de cinéma ne manqueront pas de reconnaître l’œuvre de Visconti, adaptée du roman de Thomas Mann. Une découverte bouleversante, autant qu’inspirante ; elle m’insuffla création, réflexion, écriture, un peu comme l’enthousiasme emplissait le poète en des temps très antiques.
Il y a un an, à la fin de l’été, Venus Williams vivait sa propre découverte. Une découverte extrêmement douloureuse, soufflant le changement en rafale dans sa vie de sportive : une maladie auto‐immune, le syndrome de Sjögren, « affectant [son] énergie et qui provoque une fatigue et des douleurs articulaires ». Prise entre le soulagement d’enfin nommer son mal et la dévastation liée aux conséquences d’un diagnostic potentiellement mortel sur le plan sportif à 31 ans passés, Venus se retirait du circuit pour une durée indéterminée, afin de se soigner en une convalescence forcée.
Gustav Von Aschenbach est un compositeur et chef d’orchestre en proie au mal : une recherche de la perfection pleine d’inanité, qui aboutit à un échec musical absolu lorsque la première de son œuvre ultime rencontre quolibets et sifflets sur la scène viennoise – à moins que ce n’en soit une allemande, je ne m’en souviens plus –, c’est le chef d’œuvre inconnu raconté par Balzac des décennies plus tôt ; des problèmes cardiaques, qui le poussent à la retraite et au repos dans un hôtel du lido vénitien. Dans l’ennui et la souffrance, il prend peu à peu conscience de la vanité de sa quête, une quête de perfection, une quête du Beau, une quête d’absolu – l’Azur mallarméen. Le mal est profondément ancré en lui et se dévoile par une attirance coupable, mais irrépressible, qu’il ressent pour un jeune adolescent polonais, Tadzio. « Rien n’est aussi stérile qu’une bonne santé », se rappelle‐t‐il des propos d’un ami cher. « Et plus encore lorsque la santé de l’âme n’a rien à lui envier. L’art se moque de la moralité personnelle. »
Venus n’a pas nié sa maladie. Elle l’a peu à peu acceptée. Reçue. Comprenant, en profondeur, qu’elle se devait d’évoluer et de changer sa vie, non pas en fonction, mais en cohérence avec elle‐même, le syndrome de Sjögren en étant désormais constitutif. « Avec la maturité, arrive un point où vous commencez à réaliser que vous ne pourrez pas tout vaincre », explique l’aînée des sœurs Williams. « Pour moi, c’est ce qui doit vous permettre de vivre votre vie sans regrets. A partir de là, je savais que si j’avais la plus petite chance de frapper à nouveau la balle, je foncerai. » Une prise de conscience décisive, profonde et métamorphosante, qui ne se feint pas, mais qui se digère douloureusement, sans pouvoir se vomir. « Ca prend du temps, d’accepter. Au début, vous vous dîtes : « Demain, je me réveillerai et peut‐être sera‐ce parti. » Mais ça ne fonctionne pas comme ça. Le temps est nécessaire, vous ressentez les symptômes sans cesse et sans cesse. Jusqu’à ce que vous réalisiez : c’est vrai. »
Gustav le réalise, en même temps qu’il découvre que Venise est rongée par le choléra asiatique. Il intègre sa passion coupable, son attirance viciée, pourtant assujettie à la Beauté. Il l’intègre, mais ne l’accepte ni dans son entièreté, ni ne la concrétise – et ne fait que rêver des paroles échangées avec le jeune Tadzio. Il retrouve néanmoins l’inspiration et compose, dans une contemplation frénétique, porté à l’effort créateur par son mal intérieur. Jusqu’à cette scène finale : allongé dans un transat en bord de plage, maquillé, pomponné, il voit sa Muse et pandémie s’avancer dans l’eau d’une lagune se confondant avec le sable aux reflets du soleil. Il tend la main, comme Dieu vers celle d’Adam sous les pinceaux de Michel Ange… sauf qu’Adam-Tadzio, ici, reste statique tourné vers l’horizon. Et Gustav meurt, effrité, usé, rongé. Effrité, usé, rongé, mais dans une jouissance finale orgasmique. Il ne crée plus, mais son mal le fait note d’une immense symphonie.
Venus, elle, est allé jusqu’au bout du chemin. Abnégation, courage, vertu et volonté, appelez ça comme vous voulez. Une posture debout et non assise ou figée dans un transat faisant face au délabrement progressif d’une ville et d’une vie. Elle est revenue de très loin, forte d’une humilité qui fait dire à sa sœur, Serena : « Après avoir vu ce que ma sœur a vécu, j’aurais honte de me plaindre de quoi que ce soit. » « Maintenant que j’ai accepté ma situation, ça m’aide beaucoup dans la manière dont je prépare mes matches », avance Venus. « L’état d’esprit dans lequel je dois être. J’ai fait une longue route mentalement, émotionnellement et physiquement cette année. Je ne suis plus intimidée par ce que j’ai, j’ai appris à jouer avec. Je suis sûr que je suis au début d’un véritable apprentissage. » Sa jouissance à elle, c’est le court, la balle, la raquette et ses univers personnels, jamais bien loin. Non un intouchable absolu, main sur la hanche, blondeur au vent. Les pieds dans l’eau.
« Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort » ? Si Aschenbach n’y a pas survécu, Venus Williams, elle, en est devenue une femme nouvelle. Une femme faite d’amour et faite de compassion, quand elle pouvait, auparavant, paraître antipathique dans sa puissance, son impassibilité et un rapport à la victoire quasi‐attilesque. Fragile, délicate, mais sereine, avec ses compas longs comme le Mississippi, elle est, pourtant, j’en suis sûr, beaucoup plus forte qu’avant. Un lecteur, ces jours derniers, parlait de Maria Sharapova, comme archétype actuel de la transformation. Avant, après. Une Maria dont l’image s’est teintée de tendresse suite à tous ses problèmes physiques en 2008. Une Maria émouvante, jusque dans ses bonds et ses larmes sur la terre parisienne, au mois de juin dernier. Elle l’était pourtant avant, mais elle s’est révélée, à elle‐même et aux autres, par l’épreuve et la douleur. Venus, aujourd’hui, se dévoile à mes yeux d’une façon similaire. Désormais, peu importe qu’elle gagne ou qu’elle perde ; elle est présente, belle dans son humanité, bien au‐delà du tennis, bien au‐delà du sport.
Elle n’est ni Tadzio, ni Aschenbach. Mais le lido ensoleillé. Et la preuve qu’homme et mal épousés créent parfois plus de vie que de mort. Visconti avait tort. Et Venus le raconte.
Publié le dimanche 30 décembre 2012 à 18:30