Celui qui a conçu avec la nouvelle raquette de Roger Federer s’est confié à GrandChelem pour un entretien où l’on comprend mieux pourquoi il faut impliquer les champions dans la fabrication des nouveaux produits. On en redemande.
Où se place la marque Wilson sur le marché des raquettes ?
On est les leaders Monde, et d’après nos panels, on est leader Europe.
Le marché du tennis, c’est un marché qui va bien ?
C’est un marché qui va mieux. Il y a eu un tassement dans les années 90. D’abord à cause du manque de personnalité et de charisme des champions. L’arrivée des jeux vidéo a également détourné les gamins du tennis. Enfin en matériel, on ne sortait plus grand‐chose. En gros dans les années 80 on était dans un eldorado et on s’est un peu endormi.
Pour vendre des raquettes, vous signez des contrats avec des joueurs. Alors est‐ce que ça coûte cher un joueur ?
Oui, ça coûte cher, mais c’est absolument, absolument indispensable, et tout ceux qui te diront le contraire racontent des histoires. Je vais te prend un exemple. Un moment Prince a voulu faire des économies et a arrêté de prendre des joueurs, il a failli s’écrouler. Kennex n’a jamais cru en cette politique de stars. Ils ont joué sur une politique de concessionnaire qui a très bien marché mais
1) c’était uniquement sur la France,
2) avec le temps la marque s’est également écroulée parce que personne ne se reconnaissait dans ces raquettes. L’image d’une marque est super importante et si tu ne la développes pas les jeunes n’achèteront plus tes raquettes.
Je vais te parler de ski : si Atomic a repris du poil de la bête, c’est parce que depuis 4, 5 ans elle remonte à nouveau sur les podiums. Autre exemple : Head, qui traversait une période de vaches maigres, a viré tous ses coureurs. Total, Head s’est écroulé. Depuis ils ont resigné des stars et à nouveau ils remontent. Un truc drôle, c’est que tu pourras voir toutes les enquêtes de consommateurs, tu verras qu’ils te diront toujours « Non, je n’achète pas cette raquette parce que c’est la raquette de machin », mais la vérité c’est qu’ils l’achètent bien parce que c’est celle de Federer ou de Nadal. Moi aussi je jouais avec la F200, on a tous joué avec la F200, mais personne ne t’aurait expliqué que c’était parce que c’était la raquette de Wilander. Même aujourd’hui Nike, qui est parti un peu trop dans la mode, est obligé de recadrer sur le sport et les sportifs. Cette règle‐là, elle est immuable : il faut des sportifs.
Donc c’est cher …
Mais c’est pas cher, c’est exactement ça. C’est cher parce que ça représente énormément d’investissement. La conférence qu’on fait il y a 2 jours avec Federer (dans un hôtel parisien juste avant Roland Garros), ça mobilise des moyens, des gens, donc ça coûte cher en soi. Mais sur le global des ventes, non ça ne coûte pas cher. Il faut donc savoir utiliser le joueur a bon escient pour faire des opérations qui sont bien ciblés. Si tu utilises bien un Federer, que tu conçois un marketing intelligent autour de lui, que tu développes une ligne de raquette, avec un catalogue bien référencé à l’appui, non ça ne coûte pas cher. Parce qu’il y a ses résultats qui sont là, avec une page chaque jour dans l’Equipe qui le montre avec sa raquette en gros. C’est toutes les télés chaque jour. Nous, on doit réfléchir à tout ça parce qu’on n’est pas Nike. On ne peut pas bombarder. Donc au regard de ce qu’il nous rapporte du point de vue marketing, Federer c’est pas cher du tout.
Alors parlons de cette conférence, elle a été annulée, puis finalement elle a été maintenue. Est‐ce que c’est lié aux résultats en dents de scie de Federer juste avant Roland‐Garros ?
Il y avait une partie conférence de presse générale qui était prévue et il y avait une partie « Face à face » qui était également envisagé. Lui, le côté conférence de presse, ça l’emmerdait, il préférait faire ça en petits groupes. Donc c’est ce qu’on a choisi. De faire du qualitatif au lieu du quantitatif.
Mais est‐ce que l’annulation, ça vient du fait qu’il ait des mauvais résultats à Rome et en gros, vous, en tant qu’équipementier, pendant une semaine, vous êtes en droit de vous dire : « Mince il a des problèmes avec sa raquette, c’est pas une bonne pub pour nous ».
Non, on ne remet pas en cause tout la marketing sur Federer parce qu’il a perdu un match. Il peut avoir un jour sans, deux jours sans. Par contre ce qui est embêtant en conférence de presse, c’est que les journalistes, surtout en France, n’aiment pas tellement les numéros 1. Federer est bien aimé mais tu peux toujours avoir 2, 3 gars qui vont s’amuser à le descendre parce que il est numéro 1 et Wilson également. Moi ça été un choix très clair, je ne tenais pas à ce qu’on rentre là‐dedans, à ce que des gens relient la raquette aux nombres de fautes directes qu’avait fait Roger en Italie. Parce que ça n’a aucun rapport. Nous, en tant que marque, notre crainte elle n’est certainement pas au mois de mai, mais en janvier, en début de saison quand le joueur rode une nouvelle raquette. Là on est inquiet, mais pas 4 mois plus tard. Maintenant il faut être honnête avec cette histoire de conférence de presse : Roger ça le gonflait et moi je ne vais pas faire une conférence de presse pour que deux abrutis s’amusent à critiquer la raquette.
Mais toi, autant chez Head que chez Wilson, ça t’est déjà arrivé de produire une raquette que le joueur essaye et qui le fait mal jouer.
Non, ça arrive rarement mais c’est quand même arrivé dans l’histoire du tennis. Courier devait jouer avec une raquette bleue à bannière étoilée que tu trouvais dans ton magasin. Bon bah il n’a jamais joué avec. Regarde Blake qui a signé chez Prince, mais qui n’a jamais réussi à jouer avec une Prince et qui maquille sa raquette. Mais Federer, il gagne d’entrée l’Australian Open avec sa nouvelle raquette donc de ce côté‐là je suis relativement tranquille.
Alors justement comment ça marche la fabrication d’une nouvelle raquette ?
Il faut savoir – et encore une fois tout le monde te dira le contraire – que personne ne veut changer de raquette et personne n’a vraiment l’occasion de travailler sur un nouveau cadre à la demande d’un joueur. Moi, je suis honnête, c’est la première fois que je fais ça avec Federer, que je travaille sur tout un programme de l’ampleur de K‑Factor. Au départ, à la fin des années 90, Federer jouait avec la raquette de Sampras, il était fan de Sampras donc il voulait sa raquette. C’était la raquette de Sampras, il n’en voulait pas d’autre.
Ce qui montre bien la force du marketing
Ah mais c’est bien ce que je te dis. Lui c’était Sampras et personne d’autre. Mais Federer est un des premiers joueurs que je connaisse qui s’intéresse au matériel. Les joueurs en général s’en foutent un peu. Ils essayent de bouger le moins possible question matériel. C’est leur outil, il faut les perturber le moins possible. A chaque fois que tu leur proposes quelque chose, c’est comme si tu leur changeais la main. Federer lui, c’est le contraire, il s’intéresse à tout, il veut que ce soit sa raquette avec ses directives, autant sur les matériaux que sur les couleurs. Parce que parfois l’histoire de couleur est vraiment importante : tu as des gens qui veulent du blanc ou du rouge, d’autres qui vont te dire que telle couleur les perturbe, qu’ils voient deux taches blanches au moment de la frappe. C’est super important qu’ils se sentent bien.
Donc lui il vient te voir. Oui, et il résume finalement le débat de ces dernières années. On a vachement travaillé sur la puissance, l’amélioration de la puissance, et on a fait un peu le tour de la question de la puissance, parce que tous les joueurs ont de la puissance maintenant. Il n’y a plus de problème de puissance en tennis. Roger voulait donc qu’on retravaille sur la question du contrôle, qu’on redonne du contrôle à tout le monde. Parce que si tu lis les médias, tu vas voir qu’ils vont s’exciter sur le nombre de points gagnants et tu peux effectivement imaginer que pour monter au classement il faut que tu augmentes ton pourcentage de points gagnants. Mais arrivé au top 10, ce qui fait la différence, c’est le nombre de fautes directes. Donc il y avait vraiment quelque chose à faire pour affiner le contrôle de la raquette. Alors on ne va pas changer l’équilibre de la raquette, sa taille, son poids, rien ne peut changer de ce côté‐là, mais ce qui peut changer ce sont les matériaux. On va jouer sur les fibres.
Alors question calendrier, quand avez‐vous commencé tout ça ?
On en a parlé pendant l’Australian Open 2005. Sa raquette marchait bien mais c’est là qu’il m’a parlé de contrôle.
Et quand a‑t‐il testé sa nouvelle raquette ?
Il a testé les prototypes après l’Us Open 2005. On lui a envoyé ça chez lui et il a essayé.
Et quel était le retour ?
« Non ça ne va pas. Je ne veux pas de ce contrôle. C’est pas ça. Il faut recommencer, les mecs ». (Sourire) On avait sélectionné trois raquettes après de longs tests à Chicago, en interne puis avec une quarantaine de très bons joueurs. On pensait avoir trouvé un bon équilibre, mai non ça ne lui plaisait pas. Et puis on s’est revu, de façon beaucoup plus rapide au début mars de 2006, au tournoi de Miami. On faisait une pub pour N’Code avec lui et je lui ai passé une nouvelle raquette. Là il nous a dit « Je pense qu’on tient quelque chose, on a un truc sympa. Refaites moi 2, 3 petits trucs et je réattaque après l’US Open ». Nous de notre côté, Wimbledon, c’est le moment où on présente les dessins de raquettes, les futures collections. Et puis en octobre, juste après la Coupe Davis, il a chois le prototype définitif avec son choix cosmétique. Derrière on a attendu les résultats de l’Australian Open mais on avait prévu de lancer une campagne de teasing en février 2007 avec des annonces mystérieuses autour de l’image de Roger. Tout ça pour arriver à cette conférence de presse à Paris pour présenter le programme K‑Factor.
Alors Roger va s’entraîner pendant l’hiver avec sa nouvelle raquette, passer du temps, qu’est‐ce qu’il te dit à la sortie ?
Non, il dit « C’est bon, je vais jouer avec, on n’en parle plus ». Donc on suit l’Australian Open, et ma seule crainte, c’est qu’il perde au 2ème ou 3ème tour. Tu as toujours un doute. Mais on voit qu’il joue bien et il gagne l’Open d’Australie donc on est rassuré.
Changeons de sujet : Navratilova parlait de la prévalence aujourd’hui du matériel qui favorisait un certain type de jeu, le jeu du fond contre le jeu de volée, est‐ce que des fabricants de raquettes comme vous se sentent responsables de ça ?
Absolument pas. On a beaucoup glosé sur la question du matériel. On a oublié le paramètre principal qui est le joueur. La façon de s’entraîner aujourd’hui, la morphologie des joueurs, quand on revient 10 ans en arrière, on est mort de rire. Donc je pense que ça n’a rien à voir avec le matériel. On a fait des études avec des raquettes en bois sur le service et sur les autres coups, il n’y a pas une si grande différence que ça. Donc après, à terme, oui la différence c’est que la raquette en bois est moins solide, elle peut péter mais sur la question de la puissance, ça ne fait pas tout. Je pense que le cordage a également énormément évolué. Mais ce n’est pas le matériel qui empêche les joueurs d’aller à la volée, c’est simplement le tennis qui est comme ça aujourd’hui. C’est vrai qu’il n’y a plus eu de forte opposition de style mais tout à coup il y a Nadal et Federer, donc il faut faire attention. Il y a eu une vague de gros serveurs et puis tout à coup Agassi est arrivé. Ce n’est pas si simple. Les Williams ont battu tout le monde et puis tout à coup on a réussi à les battre. Il y a toujours une situation dominante et puis un jour tu trouves la clef.
Alors puisqu’on parle des filles, explique moi la différence sur le marché des raquettes pour femmes ?
En fait ce qu’il s’est passé, c’est qu’il y avait un problème de puissance chez les femmes. Donc les filles voulaient de la puissance, elles voulaient déborder l’adversaire sur le court, ce qui était moins le cas chez les hommes qui eux n’avaient pas ce problème‐là. Donc elles ont été demandeuses d’un matériel plus ouvert. En gros elles sont moins regardantes que les mecs, plus ouvertes aux innovations. Un mec tu lui proposes un nouveau truc, il t’envoie bouler. Une fille, elle te dit « Pourquoi pas. Je vais essayer ». Et le meilleur exemple, c’est évidemment les sœurs Williams qui, elles, veulent de la puissance, veulent exploser les adversaires. Donc ça été le concept de Hammer, avec des tamis énormes pour impressionner. Même moi quand je suis arrivé chez Wilson, je n’y croyais pas. Je me disais « Comment elles peuvent jouer avec un truc comme ça. C’est pas fait pour elles ! ». Parce que c’est quand même des raquettes issues du loisir, hein, et même pour le marketing c’est un peu perturbant (Rires) Et ce qu’il s’est passé, c’est que les sœurs Williams ont un peu moins gagné, sont sorties du circuit pour d’autres raisons, mais juste avant l’Australian Open, Serena passe. On lui dit qu’on a bossé sur la K‑Factor, elle nous dit « Ca m’intéresse. Je ne fous plus une balle dans le court. Files en moi quelques unes. Je vais essayer ». Bon je regarde ce qui pourrait lui aller dans la gamme, sa taille et tout. Elle la prend, elle dit « Cool, je vais l’essayer sur l’Australian Open ». Moi j’étais persuadé qu’elle ne passerait pas deux tours. La raquette n’était même pas commercialisée, on n’avait même pas fait les photos. Je pensais même qu’elle n’aimerait pas la raquette et qu’on n’en parlerait plus. Mais elle remporte le tournoi et derrière elle parle de la raquette au micro. C’était démentiel. Mais ça c’est la force des Américains. C’est dur de les avoir sur un évènement, mais quand ils sont là, il sont là à 200%.
Ca t’était déjà arrivé un truc pareil ?
Non jamais. Ah ça non. C’était fabuleux. Et attends, Serena n’a pas pris de prime, pas pris un centime là‐dessus. Dernière question : quel est le joueur que tu viens de signer et qui pour toi va être un futur grand ? Del Potro. Il est jeune, il a 17 ans, ça va être long pour lui et c’est un peu comme Djokovic, il faut qu’il bosse physiquement et mentalement. Mais s’il ne se blesse pas, pour moi il est sûr top 10. Après, top 5 ou numéro 1, il y a trop de paramètres pour prédire quoi que ce soit.
Publié le jeudi 15 mai 2008 à 03:54