Nous sommes à une semaine ou presque, une poignée de jours, en somme, de la sortie de « Roger, mon amour », notre livre sur Roger Federer. L’occasion de dédier cette semaine du tournoi de Bâle, sa ville natale, au champion suisse. Animations – sondage, quizz, concours d’écriture – seront de rigueur. Et, pour commencer, voici ce que raconte notre ouvrage.
« On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun, portant dans ses mains ses entrailles déchirées, accuse l’autre, qui ramasse les siennes. » La rencontre. Gustave Flaubert, dans sa correspondance, en avait tout compris. Sa violence faite à l’âme, son égoïsme aussi. Et le trouble inséré dans nos digestions quotidiennes mécaniquement réglées. Mais une rencontre se raconte. C’est l’objet de ce texte, avant propos de « Roger, mon amour ».
La rencontre amoureuse, c’est « la rencontre de deux différences », estime Alain Badiou, dans l’« Eloge de l’amour ». Parce qu’elles sont « différences », leur rencontre « n’entre pas dans la loi immédiate des choses ». Elle « ne peut prendre qu’une forme hasardeuse ou contingente ». C’est qu’enfin, « l’amour s’initie toujours dans une rencontre ». Complexe, ce concept de « hasard ». Je vous avoue que je n’en maîtrise ni la polysémie, ni les implications. Néanmoins, il renvoie, à mon sens, au caractère physique et sensuel de ce qu’est la rencontre. « Sensuel ». Il ne s’agit pas seulement de ce qui est relaté par vos yeux. Les sens racontent beaucoup plus que la simple vision ; leurs conditions d’exercice influencent leur récit. « Hasard » et « conditions ». Jusque dans la rencontre de Roger Federer.
Les conditions. Roland Garros. La foule se masse dans les travées. Un brouhaha constant s’en élève, comme l’assourdissant ressac d’une mer venteuse un jour de grande marée. Les nuages ternes et maussades qui se pressent dans le ciel parisien font de la lumière un voile gris sale, partiellement troué d’éclaircies à l’éclat vivifiant, mais trop rare, teinté d’un sombre orange et vert. Ces tristes conditions météorologiques typiquement franciliennes transformeraient le paysage d’une bourgade industrielle en cimetière d’émotions et tombeau des envies. Ici, à Roland Garros, c’est une composante secondaire, imprimant, certes, son effet sur les spectateurs fatigués, mais ignorée des autres que l’excitation et la rumeur constante animent. L’atmosphère raconte, néanmoins, un contraste spécifique aux tournois de tennis : lorsqu’il n’y a pas de matches aguicheurs au programme de la journée, que le temps est mauvais, l’heure bâtarde et la déception d’une défaite prégnante, le flot des personnes déambulant dans les allées du stade se montre beaucoup plus important que le nombre de supporters présents dans les tribunes. Ces dernières semblent alors frigides et pesantes, nourries de peu d’applaudissements, résonnant de voix tellement éparses qu’elles paraissent incongrues, déplacées et renforcent la torpeur du lieu. Quel jour sommes‐nous ? Un lundi. Un mardi. Un vendredi. Etonnant comme le temps se compacte, les mois ou les années passant, sa perception peu à peu s’effiloche, quand l’espace et les sons, eux, impriment les souvenirs – rémanence, ou quand les yeux fermés, l’on voit encore l’éclat de la lampe allumée. Je ne m’en souviens plus, c’était peut‐être hier.
Le hasard. Faisons appel à l’imagination. La vôtre. Un homme installé dans un fauteuil, à côté d’une plante verte – tropicale, européenne, quelle importance ? Un visage crispé par la concentration, dont les yeux sont fixés sur l’écran d’un vieil ordinateur – prenez la marque qui vous conviendra. Des doigts qui pianotent sur le clavier à une vitesse telle qu’ils creusent les traits du sujet, les marquant, au fur‐et‐à‐mesure de leur irrégulier ballet, de froncements, clignements et rictus. Et une curieuse habitude : l’utilisation de l’index de chaque main. Seulement des index. Pourtant, l’habileté et la rapidité des mouvements laissent supposer une pratique professionnelle et quotidienne. Anomalie personnelle. La pièce est baignée d’un calme surprenant ; c’est un lieu souvent bondé, frémissant de tensions, de vaines impatiences. A cet instant, vous pouvez la voir vide et quasi silencieuse. Quelques conversations, mezzo voce, quelques annonces officielles de discrets hauts parleurs, quelques bruits, ici ou là, d’un frigo qu’on entrouvre ou d’une porte qu’on clôt. Et le tapotis rapide, mais inconstant, sur les touches du clavier. Soudain… Des hommes en noir surgissent, coiffés tant d’oreillettes que de fatuité ; la phrase est prononcée, une fourmilière s’éveille. On s’apprête, on rit, on discute et on court. Un éclat de voix, un cri, des ordres fermes. L’ensemble d’une anti‐chorégraphie imprévisible et désorganisée. Une plainte angoissée : « Ce bureau est bancal, apportez‐moi une cale. » De votre position, ce livre entre vos mains, vous croiriez à une forme de panique totale et généralisée. Pourtant, le dispositif est un moteur huilé, qui, malgré son désordre apparent, fonctionne de manière efficace. Puis le silence. L’homme installé dans le fauteuil n’a bougé ni la tête, ni les yeux, plongé dans un ouvrage que la création seule implique. Et le voilà qui entre. Qui ? Roger Federer. D’un pas nonchalant rompu par la droiture et la stature en V, il s’avance, précédé des gardiens et gardiennes de son intégrité. La fameuse mèche sur le front, le regard, assombri par les épais sourcils, et la plus célèbre des virgules progressent lentement dans la pièce. Ils s’arrêtent à quelques centimètres du pot de la plante verte, une demi‐seconde. Une demi‐seconde. C’est suffisant. Les yeux se baissent vers l’homme et le fauteuil. Ces derniers se redressent et les croisent. Yeux dans yeux, profondeur insondable des regards, qui révèlent et dévoilent. Une demi‐seconde. Celui de Roger Federer raconte peut‐être l’histoire d’un succès anormal et sans utilité. Ou d’autres plus communes – une jumelle qui pleure ou la victoire passée. Quant à celui de l’homme assis dans son fauteuil, lui, souffle des émotions, difficilement dicibles sans paraître ridicule. Les émotions d’un gosse qui contemple le ciel et s’imagine voler. Les référents et poncifs de l’enfance. Une demi‐seconde. Et Federer s’en va.
Les conditions. Le hasard. Ou ce qui s’en rapproche. La rencontre. Evidemment, avec le recul que permet l’éloignement du temps, vous pouvez imaginer combien cet homme rit de lui, de son admiration béate, de sa pétrification passagère. Une situation vécue comme le premier quatrain d’un fameux sonnet de Baudelaire, lorsqu’il s’est vu personnage de roman bovaryste dans cette petite pièce du stade Roland Garros : « La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, une femme passa, d’une main fastueuse soulevant, balançant le feston et l’ourlet… » Cet homme rit de sa pompe et de son mysticisme – et de l’inanité et de l’irrationnel de ce qu’il a senti. Pourtant, force est de reconnaître à cette expérience quelque proximité littéraire au topos de la rencontre amoureuse étalé dans nombre d’ouvrages et tableaux. Cette rencontre s’avère aussi bancale que le bureau inquiétant l’agent pré‐mentionné, puisque vécue comme telle par l’un, mais non par Federer. Mais la « différence » qu’Alain Badiou souligne y est concrétisée. La raison en est simple : cet homme n’aimait pas Roger Federer. Trop ricolesque. Trop lacustre. Trop Suisse. Et lui‐même, selon le lieu commun, plus Français… que les Français au syndrome Poulidor amoureux de cet anti‐deuxième, puisque toujours premier. Et puis… D’abord, un match. Le dimanche 19 novembre 2006, à 9h12. Opposé à James Blake, Federer joue tellement bien qu’il en rit sur le court. Mi‐gêné pour son adversaire, mi‐incrédule devant sa qualité. Un peu comme cet enfant dont je vous ai parlé, qui contemple le ciel et serait, soudainement, étonné de se voir voler. Ce jour‐là, cet homme a compris qu’il ne pouvait pas en vouloir à Roger Federer d’être au‐dessus des autres, car ce dernier s’en stupéfiait lui‐même. Il avait travaillé pour atteindre l’excellence, mais n’imaginait pas se transformer en l’excellence elle‐même, faisant de « Federer » la norme de l’impossible. Et puis… Cette rencontre, ensuite, dans une pièce d’un stade, tout près de cette plante verte.
Ce livre, « Roger, mon amour », tente d’expliquer le curieux phénomène que cet homme a vécu. Et cet homme, c’est moi, c’est nous, ce pourrait être vous. Le propre de la personne d’exception, c’est de s’adresser à tous en parlant à chacun d’entre nous. A tous, Roger Federer présente l’un ou plusieurs des huit visages que nous lui avons peints : celui du lauréat, de l’athlète, de l’ami, du Suisse, du clan, du rival, de l’icône et de l’artiste. Ces huit visages expliquent votre fascination pour Roger Federer. Et ce livre, qui raconte certainement votre propre rencontre amoureuse, en est le monument. La vie d’un sportif est courte ; à son issue, ne demeurent que les souvenirs de gloire. « Un éclair… puis la nuit ! : – Fugitive beauté dont le regard m’a fait soudainement renaître, ne te verrai‐je plus que dans l’éternité ? » Comme le confiait un ancien joueur, adversaire de Roger Federer lors de son premier titre : « Profitez‐en, car, un jour, il sera bien obligé d’arrêter. A ce moment‐là, seules ses victoires et ses coups magiques demeureront éternels. »
Rémi Cap‐Vert
- Ce billet vous est offert en partenariat avec « Roger, mon amour », le livre événement sur Roger Federer – en vente ici, sur www.kdotennis.com, la boutique du tennis !
Publié le mardi 23 octobre 2012 à 08:00