Pascal Aubrit : « La culture de la gagne est un objet de fascination »
Psychothérapeute relationnel, Pascal Aubrit a travaillé avec des sportifs de haut‐niveau. Son expertise pose donc les grandes thématiques qui entourent cette notion assez floue de la « culture de la gagne ». Entretien.
Qu’est ce que la culture de la gagne ? Invention ou mirage ?
C’est avant tout un objet de fascination, de fantasme. C’est l’idéologie du petit truc en plus. On posséderait cette culture, ou on ne la posséderait pas. Et en général, on ne l’aurait pas en France alors qu’on l’aurait par exemple aux Etats‐Unis. Ce qui me paraît intéressant comme objet de réflexion, c’est qu’on peut faire des ponts entre le fait de gagner et le fait d’entreprendre, de risquer, de créer, de jouer. Et nous évoluons en France dans une société beaucoup plus protectionniste que dans la plupart des pays anglophones par exemple. Cela s’observe aussi bien au niveau politico‐économique que dans l’éducation des enfants : là où – devant l’enfant qui tombe et se fait mal – le parent américain aura un discours qui se résume par « ça n’est rien, essaie encore », le parent français aura tendance à dire à l’enfant : « tu vois, je t’avais bien dit que tu allais tomber ». Or, pour gagner, il faut tomber et se faire mal un sacré nombre de fois.
La culture de la gagne peut‐elle s’enseigner ?
Si je reprends ce que je dis ci‐dessus, on pourrait effectivement parler d’enseignement, ou plutôt même d’éducation. Si l’enfant est soutenu lorsqu’il tombe, si on ne lui injecte pas la peur de retomber encore, au point qu’il ne tentera plus d’essayer de courir, alors il deviendra sans doute plus apte à évoluer dans le milieu du sport de haut‐niveau. Maintenant, est‐ce souhaitable pour lui ? En tant que psychopraticien et entraîneur côtoyant ce monde, c’est une vraie question que je pose et me pose. Dans mon expérience, j’ai souvent vu des athlètes arrêter leur carrière lorsqu’ils allaient mieux, comme si la gagne était avant tout la recherche de quelque chose, peut‐être de soi‐même, ou de l’autre. Et lorsqu’on a trouvé, on peut arrêter. D’autres cherchent encore, certains sportifs de haut‐niveau ne parviennent jamais à décrocher. Certains finissent même entraîneurs.
Sur quels critères peut‐on évaluer cette fameuse culture de la gagne ?
L’évaluer de l’extérieur revient à faire beaucoup d’hypothèses hasardeuses. Demandez à un tennisman de haut‐niveau ce qu’il ressent lorsqu’il a trois balles de match contre lui (ou en sa faveur), demandez à un footballeur ce qui lui passe par la tête avant de s’élancer pour tenter de mettre le dernier tir au but, vous apprendrez sans doute beaucoup plus qu’en tentant de lister des critères d’évaluation objectifs. Son cœur s’emballe-t-il ? A‑t‐il peur ? Pense‐t‐il au résultat ? Pense‐t‐il seulement ? Ou bien est‐il sujet à l’un de ces moments de grâce qui font tant fantasmer le monde du sport de haut niveau ? Personnellement, je ne connais qu’un critère objectif pour évaluer la gagne, ce sont les statistiques. C’est non seulement très limité, mais également très réducteur, puisque ça éclipse le contexte au profit du seul résultat. Que devient la chance par exemple ? Une performance, c’est un être humain qui pratique une activité sportive. Intéressons‐nous donc à son humanité.
Où se situe la notion de talent dans la culture de la gagne ?
Je ne sais pas. Jacques Brel disait que le talent, c’est d’avoir envie de faire quelque chose et de suer pour y arriver ; Einstein disait que le génie c’est de travailler 20 heures par jour.
Pourtant, quand on est éducateur, entraîneur, ou même psy (!), on se rend bien compte que les individus qu’on a face à nous n’ont pas tous les mêmes dispositions. Certains apprennent plus rapidement que d’autres, notamment, ou s’adaptent plus vite. Généralement, c’est ça qu’on appelle « talent ». Mais le problème, pour avoir eu la chance d’enseigner parfois à des sportifs très « doués », c’est qu’on se rend bien compte qu’il y a un âge où ce talent ne suffit pas. En escrime, j’ai vu des gamins devenir champions de France jusqu’aux catégories des moins de 15 ans sans paraître se poser la moindre question : tout était facile, évident, ils étaient d’une fluidité éclatante. C’est très étonnant en tant qu’entraîneur de se sentir admirateur de son athlète, spectateur de son talent. Il n’empêche que pour tous ces gamins, ou presque, un jour certaines questions se sont posées : pourquoi est‐ce que je m’entraîne ? Est‐ce que j’ai vraiment envie d’endurer tout ça ? Est‐ce que j’ai réellement envie de passer ma vie dans un gymnase ou sur un court ? A quoi est‐ce que j’aspire en tant qu’être humain ? Très bien. C’est heureusement ce qui se passe lorsqu’on les laisse suffisamment libres de s’envisager dans leur future vie d’adulte. Et alors, beaucoup arrêtent. Mais qu’est-ce qu’ils étaient doués !
Croyez‐vous à l’idée que cette culture est aussi liée à un environnement ? Si oui quel est l’environnement favorable à son éclosion ?
Quand j’entends cette question, je ne peux pas m’empêcher d’avoir la vision des sœurs Williams, ou d’autres enfants stars du sport. Et je me pose la question : est‐ce qu’on les a réellement laissées libres de s’envisager dans la vie autrement qu’en professionnelles du tennis ? A quelles trahisons, à quels châtiments étaient‐elles condamnées si elles avaient pris cette liberté ? Alors, oui, finalement, la réponse est assez simple, et quand on connaît bien le sport de haut niveau on y est confronté tous les jours. La meilleure façon d’enseigner la culture de la gagne, de favoriser ce petit truc en plus, c’est de supprimer d’autres trucs : la capacité à se questionner sur sa vie, la capacité à envisager l’adversaire comme un autre qui m’accompagne vers la performance (c’est plus commode de le voir comme un objet), la capacité à sentir les limites de son propre corps, la capacité à s’interroger sur son désir, ses envies profondes… Je viens de voir le Robocop réalisé par José Padilha en 2014, il représente à merveille la recherche de la gagne à tout prix et démontre deux choses. D’abord, en supprimant la capacité à ressentir ses émotions, on rend Robocop plus efficace. Il est devenu une machine parfaite qui, au passage, reconnaît à peine son propre fils. Le voilà en mesure de gagner le grand chelem. Sauf que, c’est la deuxième chose, l’humanité reprend le plus souvent le dessus, et Robocop se rebelle.
Et heureusement, il existe aussi des athlètes sensibles, humains, qui demeurent humains tout en devenant les meilleurs au monde. Je pense à Brice Guyart en escrime, à Roger Federer bien sûr. Claire Carrier, psychanalyste à l’INSEP parle de winner et de killer pour différencier deux types de sportifs de haut niveau. Le killer serait Robocop avant sa reprise de conscience dans le film, le winner Federer. Et nous savons qu’il y a beaucoup plus de killers que de winners dans le haut niveau. Mais je suis un rêveur : j’ai envie de croire (tout ça n’est qu’une affaire de croyance) qu’à la fin, c’est un winner qui gagne.
La culture de la gagne peut‐elle être lié à des facteurs génétiques ? Là, je lie forcément la gagne à la performance ?
D’un point de vue strictement sémantique, c’est contradictoire. Culture sous‐entend quelque chose qu’on apprend et qui se transmet tout au long de notre vie, qu’on s’approprie. Génétique, c’est ce dont on hériterait à la naissance. Maintenant, il y a évidemment des facteurs génétiques : morphotype, qualité des échanges gazeux, qualité des fibres musculaires… Mais ils n’ont jamais fait un champion du monde. Chaque fédération, chaque discipline, a ses moments d’eugénisme et espère déceler ses champions au berceau, voire dans l’embryon, mais la réalité est tenace. Sébastien Grosjean, longtemps n°1 français si je ne dis pas de bêtise, ne correspondait à aucun des critères physiques retenus par la F.F.T. Il a percé quand même, malgré elle.
Quelle est la place de la défaite dans la culture de la gagne ?
Elle me semble largement sous‐exploitée. Une compétition sportive regroupant quarante participants, c’est trente‐neuf perdants et un gagnant. La victoire est presque anecdotique, alors qu’il y a toujours beaucoup à explorer dans la défaite. La défaite amène du doute, rien que cela mérite toute l’attention nécessaire ! Mais en France, quand un sportif doute, on a tendance à le rassurer. Quelle connerie ! Alors que c’est en explorant ses doutes et en les assumant qu’il pourrait fonder ses futures performances. Et quand il doute trop, on finit par l’envoyer chez le psy. C’est la double peine. Nous ne sommes qu’aux balbutiements de l’accompagnement psychothérapeutique des sportifs de haut‐niveau, et il y a urgence à travailler ce domaine pour que les psys ne soient plus des pompiers appelés en urgence sur un brasier déjà à demi consumé.
Beaucoup pensent que cet état d’esprit se forge dans une enfance, adolescence, qu’en fait tout se joue entre 0–16 ans, faut‐il encore croire à cette idée ?
Il faudrait voir à qui ou à quoi cette croyance est‐elle utile. Si elle l’est, alors conservons‐la. Sinon, changeons‐en. Mais que cela ne nous dispense pas de demeurer conscient que ça n’est qu’une croyance, et de réfléchir à l’éthique et aux valeurs sur lesquelles elle repose. Evidemment, il est plus facile de manipuler des enfants et des adolescents. Après seize ans, ça l’est beaucoup moins. Il y a des pays comme la Suède qui font le choix d’une formation sportive pluridisciplinaire au long cours et qui retardent au maximum la spécialisation. Pourquoi pas ? Mais encore une fois, ça introduit du doute, les instances dirigeantes et les entraîneurs sont‐ils d’accord pour l’assumer ?
Publié le vendredi 15 décembre 2017 à 18:00