Jean‐François Caujolle, le directeur de l’Open 13 Provence, revient pour GrandChelem sur la période plutôt chahutée que vit le tennis mondial. Entretien.
Quelle est ton analyse sur ce qu’il se passe en ce moment avec l’ATP, Gerard Piqué, la Coupe Davis et la fédération internationale ?
Difficile, on pourrait reprendre un mot célèbre : c’est la « chienlit ». Depuis toujours, les équilibres sont tenus, mais aujourd’hui, il est clair que nous sommes dans une phase un peu plus chaotique. Si on prend l’ATP par exemple, les règles ont été mises en place il y a une trentaine d’années dans un monde qui était complètement différent à la fois économiquement et sportivement. Je dirais que l’on était presque dans un monde de bisounours. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus violent, il y a plus d’argent. Avant, c’était « friendly » ; maintenant, on est rentré dans un monde plus professionnel.
Professionnel dans le sens où c’est un monde beaucoup plus économique ?
Oui, exactement. On défend des intérêts, on parle plus par l’intermédiaire d’avocats. Avant, on était plus entre nous. Le système de gouvernance de l’ATP fonctionne toujours sur un mode « friendly ». Mais avec les velléités de certains, les promoteurs qui investissent beaucoup, la donne a changé. Dans le même temps, les joueurs revendiquent un nouveau statut et veulent plus de revenus. On est donc dans une situation où ces blocs s’affrontent, d’autant plus que l’analyse de la puissance marketing des événements et de leurs rendements économiques n’est pas vue de la même façon selon l’angle où l’on se place.
C’est-à-dire ?
En tant qu’organisateur, l’ATP réalise des audits des tournois pour être transparente. Malheureusement, le conseil des joueurs nous explique chaque fois avec beaucoup d’aplomb que les chiffres ne sont pas les bons. Nous sommes donc dans une situation d’impasse, puisque nous nous apercevons que le système « friendly » ne marche plus. Il va donc falloir trouver quelque chose de plus professionnel.
Est‐ce que les agents interviennent lors de ces débats ?
Non, ce sont les joueurs. Ensuite, je tiens à préciser que cette situation est normale, elle est logique. Les joueurs font quand même le jeu. On a des piliers que sont les tournois du Grand Chelem, mais le jeu reste la clé. Si je n’ai pas de joueurs à l’Open 13, je n’existe pas. Les joueurs sont donc très importants, mais ils oublient une chose. Si en NBA les revenus sont partagés à 50/50, il existe aussi le « salary cap » [masse salariale maximale autorisée par les franchises NBA, ndlr] et le fait que les droits marketing des acteurs appartiennent aux franchises. Il faudrait donc demander à Novak Djokovic et Roger Federer s’ils seraient d’accord pour donner leurs droits à un sponsoring de l’ATP. Je connais déjà la réponse.
Il se dit que le plus virulent est Novak Djokovic…
Aujourd’hui, c’est Djokovic qui monte au créneau. L’impression extérieure que je peux avoir, c’est que Novak Djokovic a sa vision du jeu, sa vision de la politique et sa vision du business. Il veut l’imposer. Quant à Roger Federer, il ne veut pas qu’on l’embête, il a créé son événement : la Laver Cup.
Et Rafael Nadal dans tout cela ?
Il a une vision plus holistique, il voit le tennis en général. Il est beaucoup moins partisan sur ses choix et sur ses prises de position. J’ai envie de dire qu’il est toujours dans le système « friendly ».
« Si je n’ai pas de joueurs à l’Open 13, je n’existe pas »
Ce dérèglement ne viendrait‐il pas aussi de l’hyperpuissance financière et tennistique de Roger Federer ?
Sur ce sujet, il y a deux analyses possibles. Roger Federer a‑t‐il déréglé le tennis ? Ou l’a‑t-il amené là où il est aujourd’hui ? C’est un peu comme Tiger Woods dans le golf. Que son agent Tony Godsick se soit emparé du système pour l’optimiser, après tout c’est son métier…
Est‐ce qu’il n’a pas mis le système en péril en privilégiant ses intérêts ?
Je vais dire oui, mais dans le même temps, on ne peut pas retirer l’idée dans l’esprit des gens que ce sont eux qui font lever les foules. Quand Roger Federer est là [l’entretien a été réalisé le vendredi 2 novembre au Rolex Paris Masters, ndlr], la terre tourne autour de lui.
Pour l’instant, c’est le flou total concernant la nouvelle Coupe Davis. Que va‐t‐il se passer ?
Je pense que c’est une fois de plus la communication qui va faire avancer les choses.
Que penses‐tu du format retenu ?
J’étais partisan de l’organiser tous les deux ans, mais cela voulait aussi dire moins de revenus pour la fédération internationale. De mon point de vue, c’est l’Italien Francesco Ricci Bitti, son ancien président, qui est le fossoyeur de la Coupe Davis. Pendant près de 20 ans, il a refusé le dialogue avec les joueurs. Cependant, il ne faut pas se leurrer, le groupe Kosmos, managé par Gerard Piqué, est aussi venu voir l’ATP, mais les tournois lui ont dit non. L’ATP préférait que nous gérions nos actifs plutôt que de les donner à un tiers. En fait, on faisait rentrer quelqu’un de riche, mais on ne le contrôlait pas. La grosse erreur de la fédération internationale a été finalement d’ouvrir la porte à Kosmos. Maintenant, les dirigeants sont dépassés.
Les joueurs sont‐ils tous réellement derrière Novak Djokovic ? Ou est‐ce que c’est celui qui parle le plus fort qui a raison ?
Non, ils ne sont pas tous derrière lui. Le Serbe se sert un peu du système mis en place. Il met une certaine pression. Il a un tempérament assez fort pour cela. Il a réussi à modifier certains équilibres. Mais par exemple, si on regarde son projet de syndicat, il n’est toujours pas passé alors que cela fait environ un an et demi qu’il travaille dessus. De plus, son attitude avec le groupe Kosmos a été très changeante. Cependant, avoir un joueur aussi charismatique et emblématique que Novak Djokovic pour parler au nom des siens, ce n’est pas incohérent. Il vaut mieux que ce soit lui plutôt qu’un joueur 50e ou 180e.
Vu de l’extérieur, ne peut‐on pas craindre une explosion de tout le système ?
Non, parce que les personnes qui sont à la tête de l’ATP ont les pieds sur terre. Ils veulent respecter les grands équilibres.
Toi qui as une capacité à convaincre au‐dessus de la moyenne, ne serais‐tu pas l’exemple du « friendly » moderne ?
Certes, mais c’est l’argent qui fait la décision. Même si j’étais très ami avec Andy Murray, ce n’est pas la raison pour laquelle il viendrait jouer mon tournoi. C’est l’argent et la place dans le calendrier qui comptent.
« La grosse erreur de la fédération internationale a été finalement d’ouvrir la porte à Kosmos »
Comment fais‐tu pour évaluer le bon rapport entre le prix que tu payes et ce que cela te rapporte ?
À ce niveau‐là, je suis très mauvais. C’est plutôt la passion, le plaisir qui priment. L’ATP m’avait proposé de passer en 500, je leur ai dit non. J’allais devoir mettre un million et demi de plus, autant d’argent que je ne pouvais plus mettre en garantie. Bien sûr, j’ai envie de me faire plaisir en tant que passionné du jeu et donc de faire venir Murray, Djokovic, Federer ou Nadal, je me bats pour ça ! Et si l’un d’entre eux pouvait m’appeler un matin et me dire : « J’ai envie de jouer ton tournoi », ce serait fabuleux. Parce que ce type de joueurs, ce n’est pas moi qui vais les démarcher, cela ne fonctionne pas comme ça. Si mon tournoi ne rentre pas dans leur calendrier, ce n’est même pas la peine. Évidemment, si l’occasion se présente, il faut être prêt et casser sa tirelire.
On parle beaucoup du tennis des stars, et des événements qui sont liés à tout cela. Or, il semble que la pratique du tennis ne soit pas toujours corrélée au succès que ce sport rencontre auprès du grand public.
C’est exactement ce qu’il se passe aux États‐Unis. Le tennis n’a jamais été dans le top 5 des sports pratiqués là‐bas. Mais l’US Open a toujours été le grand événement, et les autres tournois marchent fort. D’ailleurs, les études dont on dispose sur les événements apportent certaines réponses. Quand tu sais que la moyenne des téléspectateurs est, il me semble, proche des 60 ans à Roland‐Garros, cela pose question tout de même… Quand tu regardes les finales des ATP Finals à l’O2 Arena de Londres, 18 000 personnes sont présentes à chaque session et là encore, la moyenne d’âge est au‐dessus des 50 ans. Mais ça, c’est finalement le cours naturel des choses, les pratiquants sont beaucoup moins associés aux clubs et les structures souffrent. Tu ne veux plus payer une licence dans un club qui coûte cher toute l’année alors que tu ne viens plus le dimanche en famille et faire ta petite partie de bridge l’après-midi. Cela n’existe plus.
Peut‐on trouver des solutions pour remédier à tout cela ou est‐ce une évolution inexorable ?
Il faut s’adapter au changement. Il faut créer des clubs qui soient multi‐ouverts. Il faut que les gens se rencontrent différemment pour jouer. Il ne faut plus que ce soit une licence de pratiquant, mais au contraire une licence multisports. Le sport doit évoluer dans ce sens, les gens veulent manger du sport quand ils en ont envie, et ils ne veulent plus qu’on leur impose quelque chose. Ils veulent du self‐service, qui peut être de qualité, plutôt qu’un menu figé. Cependant, Roland‐Garros, ça fonctionnera toujours et je pense de mieux en mieux. C’est un grand événement qui ne perdra jamais de son attrait.
On en revient toujours au constat qu’un événement populaire n’est plus synonyme de pratique importante…
Le succès de Roland‐Garros n’est pas lié à la pratique, c’est un rendez‐vous planétaire. Il faut malgré tout qu’il y ait ce maillage, il faut qu’il y ait une fédération qui soit forte et innovante. Je sais qu’autrefois on jugeait une fédération au nombre de ses licenciés, je crois que ce débat n’est plus le bon, c’est un ensemble d’actifs et de dynamiques qu’il faut savoir valoriser. Mais cela n’exclut pas l’idée de trouver des idées pour continuer à maintenir et développer la pratique.
Majesty Cup, info ou intox ?
La société Kosmos, dont le plus grand ambassadeur est le joueur de football Gerard Piqué du FC Barcelone, fait peur au monde du tennis. Après avoir procédé quelque part à une « OPA » sur la Coupe Davis, elle a récemment fait parler d’elle en évoquant l’idée de créer un tournoi où le prize money serait donné uniquement au vainqueur. Avec en plus un montant de 10 millions de dollars, la planète tennis a vite tremblé. Alors info ou intox, Jean‐François Caujolle a une partie de la réponse : « Cette Majesty Cup n’est pas un projet farfelu. Ce type de tournoi avait déjà été évoqué à Macao, des promoteurs étaient prêts à la monter, mais nous avons su réagir à temps pour que cela n’aboutisse pas. Il faut que nous restions maîtres de notre calendrier. »
Publié le vendredi 7 décembre 2018 à 18:32