La victoire des Bleus ce dimanche face au Qatar en finale du championnat du Monde méritait que l’on mette à nouveau à la une l’entretien que nous avait accordé l’entraineur des Bleus dans notre numéro 12 en Avril 2009. Cet entretien avait été réalisé à l’époque par Benjamin Rassat...
C’est le seul coach français d’un sport collectif auteur d’un doublé unique Champion du monde‐Champion olympique, mais pour l’éducateur Claude Onesta, rien ne vaut le mail de remerciement d’un directeur d’hôtel de Pau louant la gentillesse de ses joueurs lors de leur récent séjour. Rencontre avec un homme exceptionnel de simplicité au Concorde Montparnasse dans le carré où l’encadrement de l’équipe de France de handball prépare ses matches. Deux heures à parler du sport, du vrai, des valeurs qu’il doit véhiculer. Et pour finir une anecdote médaille d’or sur Rafael Nadal.
Claude, est‐ce que nous pouvons tous être coach ?
Non, je ne crois pas. Le monde est constitué de différents types d’individus. Je crois qu’il y a des gens qui ne revendiquent que de suivre la ligne tracée par d’autres, et il y en a qui ont plutôt tendance à les tracer eux‐mêmes. Etre coach c’est être un leader dans son fonctionnement, quelqu’un dans l’anticipation, capable de trouver des solutions là où d’autres vont juste tenter d’appliquer de solutions déjà connues.
Avez‐vous senti très tôt que vous étiez un coach né ?
Oui, je crois. Tout de suite j’ai imaginé que l’entraînement était quelque chose qui m’irait bien. Même jeune joueur, je me suis tout de suite préoccupé des aspects tactiques, du management des hommes. Après j’ai fait des études d’éducateur sportif donc j’étais déjà dans la méthodologie et l’apprentissage. Je me suis toujours senti construit pour ça, encore plus parce que je faisais un sport collectif, qu’il faut gérer un groupe, à la différence d’un sport individuel comme le tennis.
Mais quand vous regardez du tennis, est‐ce que vous décryptez aussi les situations ?
Oui, mais l’affaire du coach change en terme de critères. Il n’y a plus la dimension de gestion d’un collectif. Si je m’occupe de Nadal, je ne vais me préoccuper que de Nadal, de son environnement, de sa technique de jeu, de son approche mentale, et avec tous ces éléments, on va driver pour qu’il soit toujours dans les meilleures conditions. Quand on est coach d’une équipe de hand‐ball, s’y ajoutent toutes les interrelations humaines d’ego, de pression, de pouvoir. Vous avez quinze gars différents, il faut être très éveillé et vigilant pour que ça ne vous échappe pas et comprendre que ces quinze gars vont avoir une performance individuelle qui va rentrer en compte dans la performance du groupe.
Est‐ce que le métier de coach a changé depuis vos débuts ?
Oui, il a vraiment changé. Ca fait plus de 20 ans que je suis un professionnel de l’activité. Au début j’étais un véritable entraîneur, parce que j’entraînais deux fois par jour avec une équipe de club. J’étais l’homme à tout faire, à la fois préparateur physique, préparateur mental, dirigeant, responsable des maillots, des déplacements. Aujourd’hui ma mission a évolué, je suis plutôt un manager en interventions variées et j’essaye de trouver une cohérence à l’addition de ces interventions.
N’est-ce pas finalement la définition du coaching en entreprise, c’est‐à‐dire que maintenant vous faites des « interventions » ?
Oui, mais à la limite, j’en fais de moins en moins sur le terrain et j’en fais de plus en plus en entreprises (Rires). Parce qu’effectivement les gens pensent qu’il y a un secret à la réussite, et ils veulent se l’approprier (Sourires) Plus sérieusement, sur le terrain je suis de moins intervenant et de plus en plus analyste. Quand je dis analyste, ce n’est pas pour analyser les dégâts, mais justement pour les éviter, en anticipant à l’avance les grains de sable qui pourraient bloquer la machine.
Votre travail serait donc de déminer des situations qui peuvent pourrir.
Oui, je crois que quand on est au plus haut niveau, on a pratiquement tous le même niveau donc tous les paramètres rationnels se neutralisent entre les meilleurs. Je crois alors que tout va se jouer sur des petits détails et le fait d’être moins attaché à régler les problèmes quotidiens permet d’anticiper ces problèmes et de les résoudre.
Avant le match contre la Croatie, on voit dans le documentaire consacré à l’équipe de France que vous avez intégré dans votre scénario de match l’idée de ne pas mener d’un trop grand écart à la mi‐temps de peur que le public se déchaîne et se retourne contre vous…
Oui, alors il faut relativiser. Quand on fait des simulations et qu’elles se réalisent, on peut se trouver génial. Moi je sais que j’en ai fait tellement d’autres qui ne sont jamais réalisées que ça permet de relativiser (Sourires) C’est tellement gratifiant de se prendre pour un sorcier surtout quand on fait ce métier et qu’on est jeune. (Sourires) L’analyse qu’on a faite était juste tirée de notre expérience. On avait déjà vécu des situations analogues de public fanatisé, on avait déjà vu l’influence que ça pouvait avoir sur l’arbitrage, et on savait pertinemment que si on prenait immédiatement l’avantage sur cette équipe croate, on aurait à assurer la charge du match sur la durée. Or cette équipe croate qui est aussi forte que nous, à un moment elle trouverait forcément la solution et nous mettrait en difficultés. Et dans ces moments‐là, avec un public qui a cru que le rêve était brisé, qui reprend goût à la vie et qui devient fou, vous avez une équipe qui se transcende, des arbitres sous pression, et le scénario parfait de la tempête. A l’inverse si on ne mène pas dans ce match mais si on reste au contact, dans un pays où la fête nationale est programmée à la seconde qui suit le coup de sifflet final, et que progressivement on commence à les faire douter, on peut se dire que non seulement le public va se crisper mais que les joueurs vont le sentir, sentir qu’ils sont peut‐être en train de trahir tout un peuple, et on sait tous que le money‐time nécessite toute sa lucidité. Si à ce moment‐là ils ont la charge sur les épaules, ils vont difficilement atteindre l’efficacité. Donc l’idée c’est de les amener dans cette zone où l’élément favorable, le public, devienne un handicap et une pression pour eux. Mais je n’ai rien inventé, c’est juste ce qui semblait le plus rationnel. Maintenant il faut être honnête, si on avait pu prendre cinq buts d’avance, je n’aurais pas demandé aux joueurs de tirer à côté pour ne pas mener (Rires). Par contre le fait d’avoir prévu ce scénario, d’avoir construit une équipe pas trop forte offensivement pour débuter, une équipe pour réguler, cela a permis aux joueurs de dédramatiser le scénario. C’est‐à‐dire que le fait de ne pas prendre l’ascendant lors des 45 premières minutes était quelque chose qui ne nous angoissaient pas. Même quand on est derrière de deux buts, on se dit toujours qu’on est dans notre projet et que c’est maintenant qu’on va prendre l’ascendant au moment même où l’adversaire fléchit. Maintenant si de toutes les nuits où j’ai pu imaginer des scénarios, le seul qui se soit réalisé c’est celui‐là, c’était plutôt bienvenu (Rires).
Edgard Grospiron nous a parlé d’un entraîneur qui lui répétait « Dans chaque victoire il y a une défaite et dans chaque défaite il y a une victoire ». Quelle est votre défaite dans la victoire contre les Croates ?
Peut‐on l’identifier de manière immédiate ? Ca me semble difficile, mais je peux peut‐être l’identifier avec mon nouveau challenge depuis 6 mois et ça rejoint ce que dit Edgar. Je pense effectivement que la victoire est génératrice de défaites. C’est la logique même de l’observation : quelqu’un qui va gagner, c’est quelqu’un qui va être tout à coup envahi par l’émotion, le plaisir, la satisfaction, qui va donc être dans un environnement positif, tout le monde venant le féliciter. Ca veut dire que ça va générer une béatitude et comme on est tous construit comme ça, c’est rarement dans ces moments‐là qu’on travaille le plus. La victoire génère un état qui n’est pas propice au travail, plutôt propice à la contemplation (Rires). Mais dans le même temps, puisqu’on a gagné, les autres ont perdu, donc notre victoire a généré de la souffrance et des cicatrices. Alors ces souffrances vont éliminer les éléments les plus faibles, certains ne s’en relèveront pas, mais les plus costauds vont se relever avec la volonté d’effacer les cicatrices. Donc on va travailler plus, analyser l’échec et être capable de revenir plus fort, plus déterminé. Bref d’un côté vous avez un groupe qui s’assoupit et de l’autre un groupe qui multiplie les efforts. Même avec deux groupes de même niveau, le décalage s’est constitué. C’est pour ça que c’est difficile de rester au sommet. Il y a une recherche de l’estime de soi par la performance. Mais une fois que vous l’avez atteinte, il faut chercher d’autres carburants.
Mais comment le coach fait lui‐même pour sortir de la béatitude ?
Justement, le coach doit être celui qui est en décalage avec les évènements. Le coach c’est le poil à gratter quand tout le monde a perdu le sens de la réalité, et à l’inverse il est le mec qui remonte son groupe quand tout le monde est noyé au fond de la piscine, alors même qu’il est peut‐être celui qui est le plus meurtri. Le coach doit être le contrepoids de l’évènement. Et c’est pas facile parce que ça veut dire que quand vous gagnez les Jeux Olympiques comme ça m’est arrivé – et ça ne m’arrivera peut‐être plus – vous êtes tellement coupé de l’émotionnel, tellement construit sur des éléments d’analyse, dans cette anticipation du dérapage, qu’au coup de sifflet final, il n’y a rien ! (Silence) Il n’y a pas de joie, il n’y a pas de… (Sourire) Vous avez l’impression d’être encore dans l’analyse du moment suivant. « Qu’est-ce qu’il va se passer ? ». Vous voyez pourtant que tout le monde est content autour de vous donc vous vous dites que ça doit être un bon moment, mais vous ne le ressentez pas à l’intérieur. Ca fait quand même deux mois et demi que vous pensez à ce moment, mais vous êtes tellement construit pour être un animal froid, pas dans l’affect, qu’il ne se passe rien. Bon, vous vous dites « Merde, d’ici un quart d’heure, quand il va y avoir la Marseillaise, je vais être envahi ». La Marseillaise arrive, rien ! (Rires) Merde !
Quel beau métier !
Ah non mais…
Non mais quand est‐ce que c’est monté ? Deux jours plus tard ? Avec vos proches ?
(Auto‐ironiquement affligé) Jamais.
Jamais !
Alors bien sûr il y une espèce d’autosatisfaction, mais pas à l’échelle de ce que les gens ont vécu. Et quand de retour en France, je fais mes courses et je croise les gens, les larmes aux yeux, qui me disent « Merci pour ces émotions », parfois ça me fait souffrir. Je suis évidemment heureux que les gens aient vécu tout ça au travers de nous, si j’avais été téléspectateur je l’aurais vécu sûrement comme eux. Mais là c’est juste mon métier, c’est ma mission.
Hier une de nos lectrices, dépressive, a expliqué qu’à un des moments les plus difficiles de sa maladie, les victoires de Simon contre Nadal à Madrid et de Tsonga à Bercy, lui avait redonné de l’espoir et la preuve qu’il fallait toujours se battre. Vous nous parlez de ces gens en pleurs qui vous accostent pour vous remercier, est‐ce que vous percevez la fonction de l’influence du sport sur la société ?
Oui, et c’est notre plus belle récompense, si tant qu’il y en ait une et si tant est qu’on fasse tout cela pour être récompensé. Vous savez, je suis un peu un marginal dans le sport professionnel. Ce n’est pas ma tasse de thé. J’étais enseignant, je suis très attaché au sport amateur, je suis très reconnaissant du petit dirigeant bénévole qui prend son samedi, et je le dis sans démagogie : je trouve que ce sont les fondements du sport. Bien sûr nous sommes la vitrine du handball professionnel, mais l’équipe de France est la propriété collective du public. On se doit d’être exemplaire.
Vous êtes un service public
Exactement ! C’est‐à‐dire que quand un joueur rentre en équipe de France, je lui dis « Tu es là pour la servir. Tu n’as aucun droit, tu n’as que des devoirs, tu es un des maillons de la chaîne. Il y a eu des jeunes avant toi, il y en aura après. Il y a eu des entraîneurs, il y en aura d’autres. On n’est pas là pour se servir, on est là pour servir ». Ca c’est la règle. Alors quand tu fais bien le boulot, tu peux effectivement en profiter, mais ce n’est pas pour cela que tu le fais. Moi je suis plus touché par ces gens qui tout à coup rêvent à travers ces valeurs‐là, plus que pas nos médailles et par nos titres. Ce qui me fait vraiment plaisir, c’est que cette équipe a touché le cœur du public et l’a touché bien au‐delà du monde du handball. Et je crois qu’elle l’a touché parce que les images du sport qui passaient à la télévision étaient des images dont le public avait un peu perdu le sens. Ca veut dire qu’on a à faire à des sportifs dont on peut toujours se dire qu’ils sont un peu ridicules, que ce sont des braves gens, mais je remarque un premier truc : ils perdent tout le temps. Là l’équipe de hand, non seulement elle gagne mais elle gagne en faisant preuve d’humilité, une capacité d’analyser sa performance et d’en prendre la mesure, avec des gens intelligents qui se sont construits petit à petit sur l’idée de partage. Ce sont des gens disponibles, pour leur entourage, pour les fans, pour les médias, ça veut dire qu’ils ne se mettent pas dans une bulle. Ce sont des gens solidaires, c’est‐à‐dire que la notion de réussite collective, de mise en commun des efforts a véritablement du sens, et ce sont des gens qui à la sortie donne cette impression de fraternité et de joie que doit générer le sport. Ces images ont valeur d’exemple. Quand on voit aujourd’hui ce qu’est devenu le sport de haut niveau et son traitement, où n’est question que d’affaires de tricherie, de dopage, de matches achetés, où les comportements et leur indécence, cette revendication vestimentaire, ces tatouages, ces coupes de cheveux qui se chargent de caractériser un joueur, plus que son niveau de performance, je pense que le grand public est en train de se couper de ce spectacle ridicule.
Mais tant mieux !
Oui, et je pense que cette équipe incarne ce que peut être le sport de haut niveau tout en restant des êtres humains qu’on peut côtoyer, rencontrer. Alors évidemment ce sont des valeurs qui me sont chères, mais je vais vous lâcher une anecdote. On sort d’une semaine de compétition internationale, j’ai eu autant plaisir de gagner nos deux matches de la façon dont on les a joué, avec de nouveaux jeunes, que de recevoir le mail que nous a envoyé le directeur de l’hôtel où nous logions à Pau, qui nous félicitait pour notre victoire, mais nous remerciait aussi pour le comportement, la politesse des joueurs avec les employés du service. Eh bien, ça ça me touche. Autant que les grands titres. Ca veut dire qu’on est des gens normaux, sérieux mais qui ne se prennent pas au sérieux.
Vous nous avez dit que vous faisiez des interventions en entreprise. Est‐ce que vous en faites plus ces derniers temps ?
Oui (sourire)
Parce que vous êtes premier et pas quatrième ?
Oui. Pour le monde de l’entreprise, c’est la première règle : la réussite. Tout à coup les gens trouvent plus de sens à ce que l’on dit que si on perd. Maintenant quand je fais ces interventions, je sens qu’il y a bien des points communs avec le sport : dans le casting, la gestion humaine, l’affectation des rôles, et tout ce qui relève du ressenti et du non verbal. Moi si je demande à un joueur « Est‐ce que tu vas bien ? », évidemment qu’il va bien. Si je ne suis pas capable d’analyser s’il va vraiment bien, il va essayer de tout me masquer. Il ne va pas aller dire à son coach : « Je suis en difficulté », parce qu’il a peur que le coach en prenne un autre. Donc il faut analyser tout ce qui ne se dit pas, et je pense qu’en entreprise c’est pareil. Et je vois des dysfonctionnements dans le monde de l’entreprise qui me paraissent grotesques par moment. Je vois donc l’entreprise venir chercher des solutions dans le sport. Je remarque d’ailleurs qu’ils viennent chercher des solutions plutôt que de les construire.
Le problème il est bien là, non ?
Oui, ils pensent qu’on a des solutions toute faites. (Silence) Moi tous les matins je me réveille et je me rends compte que la clef que j’ai trouvé hier pour résoudre tel problème, elle ne va pas être fonctionnelle aujourd’hui. Parce qu’il faut bien comprendre qu’à chaque fois qu’on a utilisé une clef pour solutionner un problème, on a modifié les éléments du problème, donc ça veut dire que le lendemain, la même clef elle va rentrer dans la serrure, mais elle ne va pas l’ouvrir. Tous les jours, il faut trouver la clef, la construire, parfois même l’inventer, et je trouve qu’en entreprise, on n’aime pas se placer dans ce type de situation instable. Je dis toujours que l’entraîneur s’il veut être en charge de performance, il faut toujours qu’il soit sur un fil. Tous les jours, c’est l’équilibre instable qui vous permet de garder la vigilance. Dès que vous êtes bien stable, bien assis, vous allez perdre tout ce qui va permettre la lucidité et vous allez commencer à merdouiller. Plus on est en danger, plus on doit être capable d’affronter les dangers et de les dépasser. Le monde de l’entreprise à souvent peur des dangers et tendance à vouloir se jeter sur les grandes règles qui vont s’appliquer à tout le monde. Ca ne marche pas comme ça. Alors évidemment moi je gère 30 personnes, c’est plus facile. Mais même dans une boite de 3000 personnes, j’imagine qu’il y aura 30 managers dont on peut envisager la gestion humaine sur ce principe de vigilance permanente.
Quelles sont les questions qu’on vous pose dans la salle ? Est‐ce qu’on vous parle de la pression ou de la peur ?
Bien sûr. La pression, tout le monde en parle comme un frein, mais ça peut au contraire être un carburant. Pourquoi tout le monde parle de « dépression » ? Quand il n’y a pas de pression, c’est à ce moment‐là que tout s’arrête, qu’on se demande qu’est-ce qu’on fait là, à quoi on sert, à quoi sert la vie. La pression, c’est ce qui peut nous rendre meilleur. Concernant la peur, on a peur quand on a une analyse irrationnelle d’une situation. Pourquoi les femmes ont‐elles peur du noir ? Encore que certains hommes aussi, mais ils vont moins le dire. (Sourire)
Nadal a peur du noir.
Oui et ça veut dire quoi ? Ca veut dire qu’on ne sait pas et qu’on ne veut pas savoir. C’est l’émotion qui crée la peur. Mais si vous regardez en fait comment ça se découpe, il y a une partie rationnelle qui ne devrait pas créer d’inquiétude mais autour une nébulosité de croyances. Moi je suis quelqu’un de rationnel, d’athée, je n’ai pas de croyances, c’est plus facile pour moi.
Peut‐être en tant que coach, mais en tant que joueur ? Est‐ce que ce ne serait pas mieux de croire à quelque chose ? Vous avez bien des joueurs très croyants dans votre équipe et ça leur apporte une force, non ?
Oui, tout à fait et si la religion a autant réussi « commercialement » (rires) c’est qu’elle doit sûrement faire ressentir un certain bien‐être, mais moi je pense que le bien‐être il faut mieux le construire tout seul. Maintenant il est vrai que quand vous cherchez une solution, que vous ne la trouvez pas, et que vous êtes seul, c’est terriblement déstructurant.
A la notion de coach en entreprise, Edgar Grospiron nous a donné une définition, quelqu’un qui accompagne le dialogue intérieur, est‐ce que ça vous parle ?
« Accompagner », ça me plait beaucoup. La préoccupation du manager, c’est de tout mettre en œuvre pour que l’accompagné se sente compris. Il faut donc « vivre en lui » et c’est d’ailleurs souvent la difficulté du passage du rôle de joueur à celui de coach, et l’échec qui peut en résulter. Le joueur a un ego exceptionnel, sinon il ne s’exprimerait pas au meilleur niveau, mais le joueur est concentré sur lui, sur son parcours, sa notoriété, son environnement. Le rôle de coach est d’oublier son propre ego, vu qu’il y en a déjà 15, des egos, autour de lui, et que s’il veut prendre la place centrale du groupe, le groupe se chargera vite de l’éliminer. Le coach doit donc se mettre à l’intérieur des joueurs, comprendre leur euphorie ou leur perte de confiance.
Mais c’est un boulot de psychologue que vous faites !
Exactement. Alors je sais que ça va faire hurler le psychologue de métier qui a des diplômes, mais il y a tellement de gens qui passent des diplômes et qui n’ont pas la compétence pour les utiliser. Nous, on n’est pas à l’école, ou alors à l’école de la vie, de la réalité. Si vous échouez trois fois de suite en sport, vous disparaissez ! Les gens que vous entraînez ne veulent que ce qui se fait de mieux, et ce que vous faites n’est pas défini par des diplômes, mais par la crédibilité tirée de vos performances. Dans le monde professionnel, le diplôme aurait plutôt tendance à sauver tous ceux qui l’ont. En sport, non.
Vous suivez le tennis, est‐ce que vous considérez tes tennismen comme des sportifs dans cette catégorie du sport de haut niveau qui vous indispose ?
(Il regarde notre dernière Une avec Nadal). Ecoutez, je vais vous donner une anecdote que vous n’avez sûrement pas parce qu’elle n’est pas accessible aux journalistes. Déjà celui‐là (Nadal) quand on le regarde en détail, c’est pas vraiment le joueur traditionnel, il est pas très british dans son allure ni dans son jeu (Sourire). Je trouve que c’est un compétiteur exceptionnel, avec une vraie puissance physique. C’est vraiment le sportif moderne. Le sport moderne est en train de nous amener de vrais athlètes comme ça qui tranchent avec les images qu’on a des années 80 comme Nastase, Borg, McEnroe, des puristes quoi. Bon maintenant ça va à 200 à l’heure, ça renvoie tout, on a l’impression que Nadal, on n’arrivera jamais à le déborder. C’est vraiment un athlète moderne. Par ailleurs c’est évident que ça reste aussi un technicien de son sport. On ne le dit pas assez.
Alors ce qui est intéressant, c’est qu’il est en train de démonter Federer qu’on pourrait considérer comme ce puriste perdu dans un monde de brutes. Vous vous placez de quel côté sur le sujet ?
Ecoutez, je suis du sud‐ouest, donc je suis forcément plus attaché à la dimension animale de Nadal et le côté british de Federer me touche moins, même si je lui reconnais une classe et un standing qui dans le sport moderne, comparé aux footballeurs et aux basketteurs, permet de garder cette exemplarité. Le tennis a su garder cette forme d’image modèle et Federer le représente parfaitement, mais bon… je suis plus espagnol que suisse (rires).
L’anecdote sur Nadal…
Oui, elle se situe aux Jeux Olympiques de Pékin. Le village des Jeux Olympiques, c’est 12000 athlètes et entraîneurs. Pas de dirigeant, pas de journalistes. Ca veut dire que les sportifs vivent en vase clos, que tout le monde mange à côté les uns des autres, prend son plateau au self et va s’asseoir. Un jour on mange à 10 mètres de Nadal, qui venait d’arriver au village – je pense qu’il a dû un peu plus se protéger par la suite – et qui mangeait avec d’autres Espagnols, même pas des tennismen d’ailleurs. Eh bien pendant une heure j’ai vu ce type accepter de faire des photos avec tout le monde. D’abord ça a commencé de façon un peu discrète avec les filles. Elles allaient se faire prendre en photo avec lui. Des jeunes filles du monde entier, et même des jeunes filles voilées, des athlètes musulmanes. Je le revois, il mangeait une glace, et toutes les dix secondes, il donnait la glace à son voisin pour prendre la photo. Une jeune fille, puis deux, puis des équipes entières qui venaient autour de lui. Ce gars‐là, il est dans un village olympique, c’est‐à‐dire à un truc qui ressemble plus à un méga camping qu’aux palaces dans lesquels il descend, il est protégé de personne, et moi je suis persuadé qu’à un moment il perçoit ce qu’est la réalité de la passion du sport, et qu’il a autant de plaisir à rencontrer tout ce monde, qu’il prend la mesure de ce que va rapporter une médaille pour son pays alors que pour lui, ça devrait représenter zéro, peanuts. Et c’est ça la magie des Jeux, c’est qu’un jour, vous êtes à côté de Nadal et le lendemain à côté du tireur à l’arc d’un pays improbable. Les Jeux vous rendent l’humilité. Vous pouvez être Nadal et vous faire sortir en quart, et croiser le petit mec trapu qui n’a l’air de rien et que le dernier jour vous allez recroiser dans les allées avec une médaille autour du cou. Il n’y a plus de caméra, tout le monde retrouve sa simplicité. Dans le même temps, Federer ne vient pas au village, il va dans un hôtel qu’on lui a préparé.
Ca vous fait chier ?
Non, ça ne me fait pas chier. Je trouve juste que c’est lui qui se prive d’un truc dont moi je ne veux pas me priver. Federer peut vivre sans ça, mais moi je peux vous dire que ce que Nadal a vécu pendant deux semaines, il ne le revivra peut‐être plus jamais.
Alors puisqu’on parle de Nadal, voici l’affaire de l’akène de pissenlit qu’il a serré contre son cœur en plein milieu de son match contre Verdasco, faisant un vœu et relâchant le pissenlit dans l’air. Comment analysez‐vous cette séquence ?
(Il regarde la séquence puis la Une) Quel regard ! (Réflexion). C’est très intéressant. (Pause) D’abord l’objet n’a pas d’importance, ça aurait put être n’importe quoi d’autre, un insecte, ça n’aurait rien changé. Le truc, c’est qu’il est en train de subir, il est en train de perdre le fil de son jeu, et l’émotionnel est en train de prendre le dessus. Il se dit « Aujourd’hui je ne vais pas m’en sortir, je ne joue pas bien ». Il commence à être négatif dans ses analyses, il commence peut‐être à se trouver des excuses dans l’échec et il est dans le dérapage incontrôlé, qu’on fait semblant de contrôler parce que comme on est jeune et intelligent, on arrive à trouver des solutions de sauvetage de qualité, mais ça, là (il montre l’image) le moment où il prend le pissenlit, c’est le moment où il retrouve le fil de sa concentration. Et dans le temps où il l’attrape, il revient dans l’essentiel, il dit « Je ne suis plus dans l’excuse, je ne suis plus dans la préparation, hop, hop, j’ai pas le droit de laisser partir le match, je suis là, là, là, là (il mime le geste de relâchement et le trajet de l’akène dans l’air) » et hop, en cinq secondes, du moment où il a pris le pissenlit et l’a relâché, il a compris qu’il faisait fausse route et qu’il ne pouvait pas lâcher. Ca c’est … (il souffle d’admiration) son regard, ce regard, c’est… énorme. Dans son regard, il y a « Ca y est, je suis de retour, je suis là alors que deux minutes avant, je n’y étais pas ».
Mais c’est aussi le regard d’un enfant, non ?
Ah mais on est avec des gosses là. Mais vous savez, il y a des gosses qui font la guerre à 12 ans, hein ! Et puis vous pouvez toujours vous demander si les adultes, c’est pas des grands gosses aussi. Mais je vais vous dire quelque chose sur le côté infantile. Moi je me méfie toujours de l’intelligence. Vous voyez ce que je veux dire. C’est‐à‐dire que plus vous avez des gens intelligents, plus ils ont des armes très élaborées pour contourner les obstacles. Or nous savons tous que pour avancer, il faut affronter les obstacles. Eh bien le côté infantile, c’est le côté qui ne permet pas ça, qui ne vous a pas permis de construire les stratégies pour contourner les situations, et il y a donc un combat naturel où il peut y avoir des pleurs d’ailleurs. Mais c’est plus intéressant de pleurer que de capitaliser sur tout ce que votre culture va vous permettre d’éviter dans les épreuves de la vie.
Pour finir, un mot sur les Français
Je dirais sur Monfils et Gasquet qu’entre tout ce qu’on espère d’eux et ce qu’on n’arrive pas à voir, il y a toute la dimension du passage entre un bon sportif et un sportif exceptionnel. Dans nos sports, on sait tous que ce n’est pas les plus doués qui réussissent. Derrière ça, Tsonga, je ne sais pas si c’est parce qu’ils est sorti plus tardivement, mais il est évident que ce mec dégage quelque chose, une puissance qui est très impressionnante. Et puis le cas qui m’intéresse encore plus, c’est Simon parce qu’on a avec lui toute l’histoire de ce qui fait le moteur d’une progression. Voilà un joueur dont – j’exagère un peu, mais c’est pas méchant – on pourrait dire que le jeu ne ressemble à rien, dont même le look est improbable – en jaune et noir on dirait une abeille -, bref un gars qui ne paye pas de mine mais qui a une telle capacité d’analyse et qui a dû souffrir d’être un peu moins considérée que les autres, et qui trouve dans ce moteur, le carburant pour atteindre ces objectifs. Mais quand il les atteints et qu’arrive la reconnaissance, qu’arrive la notoriété, c’est quoi le carburant maintenant pour Simon ? Il va donc falloir qu’il se crée un autre moteur s’il veut encore progresser. C’est comme Manaudou avec Lucas. De 14 à 18 ans, elle n’a fait que ça, elle n’a pensé qu’à ça. Aujourd’hui elle est à la recherche de ce nouveau carburant.
Publié le dimanche 1 février 2015 à 19:27