Nous avions déjà interrogé Pascal Aubrit sur le concept de la France qui gagne dans notre numéro 61. Son éclairage avait été précieux. Nous avons souhaité poursuivre cette discussion autour de cette idée tenace que le talent serait obligatoirement associé à la notion de mauvais comportement.
Le talent, c’est quoi ?
Il n’y a pas une définition du talent ; cette notion est d’abord affaire de croyances. Certains, par exemple, pensent qu’il s’agit d’un don, ils situent alors leur croyance dans le champ de l’inné : l’être humain naîtrait avec un talent qu’il n’aurait plus qu’à faire éclore. L’entraîneur serait alors révélateur de talent, comme un révélateur photographique, celui qui aide à faire apparaître quelque chose qui était déjà là. Personnellement, je préfère voir le talent comme une propriété émergente, qui montrerait son nez lorsque les conditions favorables sont réunies. Je ne crois pas qu’on naisse avec du talent. Personnellement, j’ai eu la chance d’entraîner des enfants et des jeunes qui avaient de grandes facilités, mais en l’occurrence ils avaient tous une solide culture sportive. Étrangement, les enfants qui ont fait du sport très tôt et qui ont appris à s’exprimer par le corps obtiennent souvent de meilleurs résultats que ceux qui ne sont descendus de leur poussette qu’à 3 ans. Est‐ce qu’il s’agit là de talent ou d’apprentissage ? Et puis, encore faudrait‐il savoir ce qu’on entend par talent… Est‐ce qu’il s’agit de faire les choses mieux que les autres, ou bien d’inventer une façon nouvelle de les faire ?
Y a‑t‐il une corrélation entre avoir du talent et avoir un comportement qui sort de la norme ou qui ne respecte pas les règles ?
Non, je ne crois pas qu’il y ait plus de rebelles et de déviants parmi les athlètes performants que parmi le reste de la population. Qui plus est, la norme est affaire d’époque et de société, elle se renégocie sans cesse, en grande partie d’ailleurs grâce à ceux qui refusent de la suivre. Je me souviens des commentaires sur les tenues d’Andre Agassi dans les années 1990 et sur ses cheveux longs, je ne suis pas certain qu’on ferait les mêmes aujourd’hui, même si le tennis a opéré depuis un retour à un certain conservatisme. On peut mesurer la santé d’une institution ou d’une société à sa capacité à accepter la différence des individus qui la composent. En dictature, personne ne doit s’écarter de la norme. En démocratie, tout le monde remarque que Wawrinka porte un short horrible, Federer se moque même de lui en interview, mais personne ne va aller l’empêcher de le mettre. McEnroe se permettait des écarts de conduite conséquents avec les arbitres, mais on ne l’a pas empêché de jouer. On étiquette souvent ces comportements de provocateurs, en oubliant que lorsque j’éprouve un besoin vital de me vêtir différemment, de me comporter différemment, de parler différemment, c’est parce que j’en ai absolument besoin pour ne pas me sentir pareil aux autres, sans quoi je risquerais de disparaître. Les comportements déviants traduisent souvent une fragilité narcissique, bien plus qu’une volonté de provoquer. Serge Gainsbourg, par exemple, l’illustrait parfaitement.
Est‐ce que Roger Federer n’est pas le contre‐exemple parfait, même si dans sa jeunesse il a parfois eu un comportement limite ?
Tout à fait, voilà pourquoi je pense que talent et déviance ne sont pas liés. Au contraire, quelqu’un qui se trouve incapable de respecter une norme imposée par l’extérieur aura souvent plus de difficultés à réussir. Refuser la norme parce qu’on n’est pas en capacité d’y rentrer est une chose, la sublimer en est une autre. Les grands champions ont tellement bien intégré les règles qu’ils sont ensuite capables d’en faire autre chose. Regarder Federer pourrait être ennuyeux à mourir ; pourtant, il se dégage de lui une grâce et une fluidité incomparables. Si je devais donner une définition du talent, je dirais que c’est la somme de travail qui amène à cette impression de facilité. Je suis tombé récemment sur une interview de Yannick Noah dans laquelle il explique qu’au centre de formation il parvenait à totaliser 12 heures d’entraînement de plus que ses camarades chaque semaine en servant seul et en courant seul chaque jour. Le talent finit toujours par trouver sa limite ; le travail aussi, mais il permet de s’octroyer une marge de manœuvre plus conséquente.
« Dans chacun de ceux que vous appelez les bad boys, il y a probablement d’abord quelqu’un de fragile et qui attend qu’on reconnaisse sa fragilitée »
Que pensez‐vous du comportement de Nick Kyrgios sur un court ?
Ce qui me frappe quand je le regarde, c’est son sens aigu du ridicule. Dans ses invectives avec les arbitres, les spectateurs, les joueurs, y compris dans sa façon de réaliser certains coups de façon complètement désinhibée, j’ai l’impression que le but recherché est de jeter le ridicule et la honte sur l’autre. Et il ne manque pas de talent pour ça d’ailleurs, ce qui laisse à penser que pour en avoir une connaissance aussi fine, il doit en porter l’expérience dans sa chair. Je ne sais pas du tout quelle est son histoire, mais au vu de sa difficulté à inhiber ses pulsions, je gage qu’elle n’a pas dû être rose tous les jours. Cela dit, il a une façon attendrissante de chercher la bagarre : c’est l’enfant qui agresse le monde entier et qui rêve simplement qu’on le prenne dans ses bras. Car n’oublions pas que dans chacun de ceux que vous appelez les bad boys, il y a probablement d’abord quelqu’un de fragile et qui attend qu’on reconnaisse sa fragilité. Qu’on la reconnaisse avec une réelle et authentique empathie, pas avec condescendance ou pitié. Agresser le monde, c’est aussi leur façon de réclamer et d’appeler cette reconnaissance ; c’est leur façon de tendre la main.
Parmi les bad boys suivants, lequel vous fascine le plus : Fognini, Paire, Safin, Rios, McEnroe, Nastase, etc. ?
McEnroe, sans hésiter. Je ne l’ai malheureusement vu jouer qu’en fin de carrière, mais j’aime cet homme qui parvenait souvent à convertir ses moments de colère en saine agressivité sur les points suivants. McEnroe parvenait à faire jaillir la lumière de son côté sombre, je trouve que c’est un espoir pour tous ceux qui souffrent de ne pas pouvoir contrôler leurs pulsions ou leurs réactions face à la frustration. C’est pour moi une représentation optimiste du borderline qui parvient à flamboyer sans s’immoler au feu de sa passion. C’est l’avenir qu’on peut souhaiter à Kyrgios s’il est bien accompagné et parvient à trouver un relatif apaisement.
Car si l’on s’écarte un moment du tennis, l’exemple parfait du bad boy tel que nous sommes en train d’en parler, c’est Anakin Skywalker. Talentueux à l’extrême, excessif, intolérant à toute frustration, incapable de gérer ses accès d’humeur… Quand j’ai vu Star Wars : épisode III, j’ai ressenti beaucoup de colère à l’égard de l’ordre Jedi qui refusait de voir la singularité de ce garçon et tentait de le faire rentrer dans un moule qui ne pouvait évidemment pas lui correspondre. Pour moi, un Kyrgios bien accompagné peut devenir non pas un Federer – parce qu’ils sont bien trop éloignés en termes de structure –, mais probablement un McEnroe. Mal ou pas accompagné, c’est le côté obscur qui prendra le dessus, malheureusement. Contrairement à la légende de Star Wars, ce n’est pas une question de destin, mais plutôt de rencontres.
Enfin, quelle est la place de la défaite quand on pense être si talentueux que ça ?
Elle peut être terrible, en particulier chez le borderline qui est en lutte permanente contre la dépression. D’où les pétages de plomb des bad boys. Craquer, insulter les arbitres, entrer en conflit avec un spectateur, vendanger une fin de match, ce sont autant de manières de se désengager de la situation et donc d’éviter de devoir vivre et ressentir l’insupportable défaite. Le tennis est très particulier à cet égard, je pense en effet qu’il s’agit du sport individuel où l’on a le plus de temps pour se sentir perdre, pour sentir la défaite arriver. C’est donc un lieu privilégié d’apprentissage pour les enfants et les jeunes qui ont du mal à vivre l’échec, pour peu qu’on leur pardonne de ne pas arriver à le faire avec la sérénité et la classe de Roger. À chacun son rythme et sa façon d’exprimer la souffrance…
Publié le mercredi 24 juillet 2019 à 18:01