A l’issue de ce week‐end madrilène, Apolline a envie de se et de vous poser une question : quel sport mondial peut nous proposer un spectacle aussi passionnant que le tennis en ce moment ? Quel sport peut créer de tels enthousiasmes autour d’une douzaine de joueurs en train de transfigurer le jeu devant nos yeux ébahis ? Quel sport peut créer une telle identification sans filtre ? Samedi, on sonne à la porte en plein match Nadal‐Djokovic. Apolline ouvre. De jeunes étudiantes se présentent, qui vendent des confitures pour une cause associative. Apolline fait rentrer tout ce petit monde dans son immense propriété avec vue sur le lac, choisit ses pots, pose son dévolu sur le banane orange rhum. Une des vendeuses, 18 ans, se retourne et regarde l’écran. « Djokovic lui a pris le 1er set. Super ! ». La jeune demoiselle se dévoile immédiatement. Elle est fan du beau Novak. Parfait, Apolline lui a payé ses confitures mais elle est repartie avec toute la collection des GrandChelems.
Le tennis est en train de devenir un truc sensationnel. Il le doit à tous ces champions, mais plus que tout au moteur bicéphale du circuit ATP. A chaque grand rendez‐vous, Federer et Nadal semblent repousser toujours un peu plus loin les limites mentales de ce jeu. Dans l’évocation de ce duo, on n’en voudra pas à Apolline de commencer par le vainqueur du jour ; elle garde toujours le meilleur pour la fin.
Vendredi, Apolline était avec Pierre Barthes pour lui passer un exemplaire de la fameuse interview qu’il avait accordée il y a deux ans à GrandChelem et où il expliquait pourquoi Roger Federer ne pouvait pas gagner Roland Garros s’il continuait à être aussi haut sur ses appuis. Mis au courant de cet article, Federer avait demandé à Nicolas Barthes, le fils de Pierre, agent de Roger chez Nike, d’organiser une rencontre. La rencontre ne s’était pas faite, mais les années passant – et les défaites aidant à la prise de conscience – le témoignage de l’ex numéro 1 français prenait toujours plus de poids. Dernièrement Roger a réitéré un désir de rencontre. Pour préparer la chose, Pierre a désiré relire ce qu’il avait dit, ce que nous avons fait il y a deux jours dans son bureau chez Havas Sports… pile pendant le 2ème set Federer‐Roddick c’est à dire l’illustration parfaite de l’article, principalement dans un tie‐break assez inquiétant. Apolline révélera plus tard ce que Pierre a encore souligné en direct, au fil des fautes directes du Suisse en coup droit. L’important c’était de discuter de l’avenir. Le numéro 1 français avait plein de petits détails à signaler pour la gouverne du Bâlois. Ces deux‐là se verront sûrement au Paris Country Club.
Il doit néanmoins être très heureux ce lundi, Pierre Barthes, qu’avant même de se voir, Federer lui ait déjà prémâché le travail. Il y a eu à boire et à manger cette semaine dans le jeu du Suisse, mais tout un tas de choses vraiment positives et on prie les lecteurs de GrandChelem de ne surtout pas bouder leur plaisir à voir Roger parvenir à battre de nouveau Rafa dans une finale de grand tournoi. Non, tout ça ne crée pas de faux espoirs, non tout ça n’est pas de la poudre aux yeux d’un suspense entretenu pour vendre du papier. Le tennis est un jeu de face à face et ceux qui font la moue sur la victoire de Federer peuvent se demander l’état moral dans lequel se trouverait le jeune marié si ce match il l’avait à nouveau perdu 11–9 dans le tie‐break du 3ème set. Demandez donc à Djokovic ce qu’il en pense.
C’est un excellent scénario que Federer a écrit lors de cette finale. Ce qu’on appelle un scénario de travail construit sur des intrigues de base. Un 1er service performant et efficace, majoritairement servi slicé sur le revers de Nadal et puis ping ! intrigue ! un petit service au T pour fixer l’Espagnol en retour pendant tout le match (ce qui explique l’ace sur deuxième balle à 5–4 40 partout. Un bijou). Un enchaînement service slicé puis décalage coup droit côté ouvert ou contre‐pied pour finir le point en deux‐trois coups et puis ping ! intrigue ! un enchaînement service volée sur 1ère ou sur 2ème service pour que Nadal ne se contente pas uniquement de remettre des grands retours en revers croisés en attendant la suite. Des enchaînements vers l’avant avec des attaques longues décroisées et puis ping ! intrigue ! l’amortie de revers souvent suivi au filet pour couvrir une réplique nadalienne courte croisée. Enfin des montées au filet variées, à droite, à gauche, au centre, sur le ventre, sans angle, pas toujours couronnée de succès mais ping ! intrigue ! c’est pas grave, je m’en fous, je reviendrai, je veux que tu sentes, Rafa, que je peux venir à n’importe quel moment et que je ne me découragerai pas. Toutes ces intrigues distillées par la variété de coups dont dispose Roger Federer ont placé Rafael Nadal dans des zones d’inconfort qui accumulées les unes aux les autres lui ont maintenu la tête sous l’eau pendant deux sets complets, inclus les deux balles de break à 5–4 dans le deuxième set où l’Espagnol donna l’impression qu’il tentait des coups un peu aleluyah. Ca sentait l’usure mentale. Et pour cause. Le combat de la veille avait laissé des traces. Mais c’était après tout une autre zone d’inconfort indirecte chez Nadal, son incapacité à finir les points et les sets plus rapidement, l’accumulation de courses et de matches à rallonge, et finalement la perte d’un tournoi pour avoir passé trop de temps à subir loin derrière sa ligne les assauts de ses suivants au classement ATP.
Pour toutes ces raisons, Federer tient une nouvelle idée de film, elle est solide et bankable. Son idée doit juste passer le cap de l’adaptation. Ce scénario, il faut le réaliser à Paris, la cité du cinéma. Problème complexe : la terre battue qu’il va trouver à la Porte d’Auteuil n’est pas la même, la météo en France différente de celle de l’Espagne, l’altitude inférieure à celle de Madrid, les matches seront en trois sets, ils sont joués tous les deux jours, etc, etc, enfin vous connaissez le topo : le tennis c’est jamais pareil, d’autant plus quand tous les critères qu’on vient de soulever seraient plutôt à l’avantage de Nadal. On a pourtant envie de retenir le bonheur et le visage serein de Federer lors de la remise des coupes. C’était une image qui faisait plaisir, résonnant forcément avec les larmes de la dernière cérémonie. Ca permettait surtout de rappeler qu’un champion de tennis vit pour gagner les tournois, Roger comme les autres. Que ce soit une victoire dans un Masters 1000 à Madrid ou sur un Futur à Tachkent, quand vous gagnez un tournoi, vous vous sentez le roi du monde. Ne sous‐estimez jamais cette sensation de plénitude harmonieuse – même éphémère – dans le moteur de l’homme au treize Grands Chelems à une semaine de débarquer à la capitale.
Il se passe maintenant que le scénario du tennis ne peut se rédiger tout seul et que depuis 4 ans, Federer est obligé de l’écrire en collaboration avec son éternel rival. Or si on analyse bien la deuxième impression de cette cérémonie madrilène, l’impression sous l’impression, Nadal a encore réussi l’exploit de paraître plus heureux que le mec qui l’a battu. Certes, le Majorquin a toujours évacué assez vite les défaites, mais là c’était encore autre chose : Nadal perdait chez lui, qu’importe vu les circonstances, quelque chose de plus excitant s’était passé la veille qui valait tous les honneurs et faisait oublier très vite ses erreurs en finale.
Il y a en effet mille raisons de revenir sur ce qu’il s’est passé samedi face à Novak Djokovic. On en choisira deux uniques qui expliquent le peu de tristesse de Rafael à l’heure de recevoir son chèque. Il y a eu la séance de « mi pueblo » suivie de celle inouïe de « el abrazo ».
Mi pueblo, mon peuple. Ce peuple nadalien, totalement inconditionnel et tendu pendant 3 sets, se mordant les doigts, priant au ciel, voyant son champion subir à l’échange, courir derrière le score pendant toute la partie, mais entretenant l’espoir en ne laissant jamais Djokovic s’envoler. Ce peuple au bord de l’apoplexie lorsque le Serbe sert pour de vrai pour le match. Ce peuple qui tremble et n’y croit que parce que son champion y croit à sa place, mais ce peuple comme nul autre pareil pour célébrer le beau geste et adouber le sens de la lutte taurine. Eh bien ce peuple‐là n’y a plus tenu après la troisième balle de match sauvée par Nadal, il a littéralement explosé : les « Raaaaaafa, Raaaaaafa » sont tombés du haut du bunker magique, les bras des aficionados se prosternant vers le joueur, comme pour lui dire « T’es trop fort pour nous, t’es vraiment un Dieu ». On aurait aimé être dans le corps de Nadal pour savoir ce que voulait dire recevoir une telle ovation. Mais lui partait dans son coin, placidement, pour chercher sa serviette. C’est que le numéro 1 mondial gardait encore le meilleur pour mi pueblo : ce coup droit hallucinant à 9–9 tiré le long de la ligne, alors que tout le monde, Djokovic inclus, était déjà parti pour l’option croisée, celle utilisée à 99% depuis le début du match. L’hallucination et les Rraaaaaaaaaaaafa, Rraaaaaaaaaaafa redoublant de prosternation. Jeunes lecteurs, si vous voulez savoir l’ambiance qu’il y avait quand Yannick Noah a gagné Roland Garros ou quand la France a ramené la Coupe Davis en 1991, réécoutez ces moments sur Youtube. Mi pueblo, mon peuple, en liesse.
L’autre image du jour émergea de l’échange suivant, gagné par Nadal, soit les deux points d’écart pour venir mettre fin à cette épopée de 4 heures. S’y déroulait alors le même cérémonial que d’habitude, le cul par‐dessus tête, son truc de se rouler dans la terre battue, de se relever, d’aller vers le filet, rendre hommage à l’adversaire (on n’aurait par contre pas aimé être dans la tête de Djokovic à ce moment‐là) et tout à coup l’incroyable qui surgit de la folie locale : un jeune enfant se jette dans les bras de Nadal. Qui est‐il ? D’où vient‐il ? On ne sait pas, mais l’Espagnol l’étreint avec le même bonheur, puis lui donne son bandeau. C’est l’abrazo du jour. C’est stupéfiant. Ca devrait s’arrêter là. Mais non, ça ne s’arrête pas là. L’enfant fait le tour du filet pendant que Nadal a posé sa raquette et qu’il revient vers le centre du terrain. Le service de sécurité est prêt à intervenir pour arrêter le petit, mais l’un d’entre eux fait signe que non, il faut le laisser. Nadal tombe maintenant à genoux à terre dans sa posture bien connue de Gladiator, et là, merveille d’instant cinématographique, incarnation de tout ce qui constitue l’effet Nadal depuis 4 ans, tout ce que GrandChelem n’a cessé d’expliquer pas à pas sur l’extraordinaire bienfait de ce joueur qu’Apolline a tout de suite appelé le « gamin en or » : son fan ne le lâchant plus d’une basque se met lui aussi à genoux et lève les bras au ciel en imitant son idole. Quelle scène ! Quelle image ! En un plan, toute l’exceptionnalité des heures que nous vivons, petits et grands, jeunes et vieux passionnés de la balle jaune. En une image, le phénomène d’identification illustrée par A comme Adoration + B comme Bambin. Prenons en bien conscience, tout de suite, sans attendre. Prenons conscience de la fonction bienfaitrice du bonheur même et encore plus quand il se vit par procuration, comme cet enfant qui s’est jeté sans calculer dans les bras de son champion. Saisissons ce que le tennis est en train de dessiner dans la galaxie du sport mondial.
Comme chacun le sait, Apolline a déjà posé le projet du grand film Nadal‐Federer. A Roger Federer et Rafael Nadal d’écrire la suite à quatre mains, mais Apolline sait désormais par quelle séquence elle commencera.
Publié le lundi 18 mai 2009 à 01:34