» – Bonjour, c’est Patrice Dominguez, j’ai bien reçu votre projet « McEnroe‐Lendl. Le Crépuscule des Dieux », je me souviens bien de ce match de 1988 qui est parti sur deux jours. Je l’avais commenté et je serai très intéressé de revenir dessus avec vous. Cette semaine, ce sera un peu compliqué parce que je serai à Monte‐Carlo pour l’organisation du tournoi, mais vous pouvez m’appeler à ce numéro. A bientôt. »
Voilà, ça a commencé comme ça.
En mai 1998.
Moi, je n’étais rien qu’un petit fan de tennis, un anonyme électrocuté par un match entre deux fantômes pour des raisons qui restaient encore à éclaircir. Je n’avais jamais fait de film, je n’avais jamais tenu de caméra, mais je savais que je tenais un vrai sujet pour lancer mon rêve. Lui c’était Patrice Dominguez à qui j’avais écrit pour expliquer ce rêve. A lui et à une dizaine d’autres personnages du monde du tennis qui me semblaient les premiers témoins à interroger sur ce McEnroe‐Lendl, ce huitième de Roland Garros 1988 caché derrière une finale 1984 bien plus célèbre.
Il était le seul à m’avoir répondu. Plus que ça, il m’avait téléphoné. Et même, il m’avait laissé un message ! Alors vous comprenez, Patrice Dominguez, ce que ça signifie dans ma vie.
Le message, je l’ai gardé pendant un an sur mon répondeur. Mais quand j’ai appelé à Monte‐Carlo, je suis tombé sur une secrétaire et après je n’ai pas osé rappeler. Trop timide. Deux ans plus tard, Patrice rentre en contact avec Sport24 où j’officie en tant que rédacteur en chef d’une équipe de pionniers du Net et ça vaut une première parenthèse. Dès notre premier rendez‐vous avec lui, nous sentons tout de suite qu’il ne connait rien à l’Internet, il vient d’ailleurs avec une assistante qui parle à sa place des possibilités techniques de notre collaboration, mais j’observe Patrice et sa curiosité pour ce nouveau média, son attirance naturelle pour la jeunesse, cette bande de fous furieux que nous devons représenter à ses yeux. Son intérêt n’est pas feint. Il aime la nouveauté, il aime les aventuriers. Cela confirme mes intuitions sur le personnage et la raison de son message deux ans avant.
Avec nous, il entame un contrat de consultant tennis qui l’amène à intervenir régulièrement sur les gros évènements du circuit, et je veux raconter cette scène qu’il nous a reproduite maintes fois, une scène à laquelle d’autres de ses confrères ont sûrement assisté sur Europe 1, RMC ou France Télévision, une scène qui situe tout de suite le niveau du professionnel. Avant de rentrer en studio ou de nous faire sa chronique au téléphone, Patrice nous demande la longueur de l’analyse que nous voulons : 30 secondes, 45 secondes, 1 mn, 1,30 mn. On lui dit la longueur : 1,30 mn. On donne le top départ et bam c’est parti : la mécanique Dominguez se met en route, les mots clefs s’alignent en escadrille, les idées fortes (pas plus de deux ou trois par chronique) tombent comme des hallebardes sollicitant l’attention de l’auditeur, appuyées par les intonations de Patrice et cette façon si particulière de découper les syllabes pour donner de la rotondité à une expression de son cru (qu’il va souvent chercher dans un parallèle avec l’actualité, dans la culture cinéma ou dans le jargon d’autres sports), puis selon la durée visée, la phrase se rallonge d’une, deux, trois, quatre, cinq périphrases comme si elle ne se terminait jamais… C’est que « Domingo » joue la montre, ajoute quelques biscuits pour nourrir le chaland, mais quand il balance sa conclusion, votre oeil regarde le chronomètre : 1,30 mn pile. Trop fort le Patrice. Bien sûr, on peut toujours se dire que les Larqué, Duhamel, Dominguez et consorts font ça depuis 20 ans, que leur trotteuse interne a intégré tous les formats, mais tout de même, tous les jours, en direct, la même exactitude à la seconde près, quelle régalade.
A la fin de l’année 2000, je quitte Sport24 pour commencer le tournage de mon documentaire « McEnroe‐Lendl. Le Crépuscule des Dieux ». Et qui passe le premier devant la caméra ? Patrice bien sûr. Patrice pour essuyer les plâtres d’une expérience inaugurale particulièrement fébrile avec ma petite Sony 3CCD posé sur un trépied attaché avec de la ficelle. Patrice pour me rassurer alors que je n’ai aucune notion du cadre, ni de la lumière qui baisse au fil de l’après‐midi. Patrice et sa voix qui peuvent sauver une interview faite avec un simple micro directionnel branchée sur l’appareil car je n’ai pas l’argent pour acheter un micro cravate. Patrice d’une patience infinie pendant les quatre heures de notre rencontre.
Une première partie dans son bureau où nous parlons de son enfance, de sa vie, de sa passion pour le tennis et de tous les champions impliqués dans ce « crépuscule éclairé » de 1988. Alors nous remontons loin, très loin, jusqu’aux années 20–30, Suzanne Lenglen, les Mousquetaires. Collectionneur de raquettes en bois et d’objets emblématiques de l’histoire du tennis, Patrice est intarissable sur les Cochet‐Brugnon‐Lacoste‐Borotra, qu’évidemment il n’a pas pu voir jouer au moment de leur défense de la Coupe Davis à la création de Roland Garros, mais qu’il a tous très bien connu par la suite. Il y a d’ailleurs sur le mur en face de son bureau une lettre encadrée qui m’intrigue beaucoup. Elle est courte, signée René Lacoste, adressée directement à Patrice et si mes souvenirs sont bons, sous les allures d’un hommage que toute personne exposerait chez elle quand elle émane d’un personnage aussi illustre, il y a dans cette note une forme de critique tennistique de Patrice. Bien sûr, à l’heure où je vous parle il faudrait que je retourne dans les images de tournage, car je sais que j’ai filmé le contenu de cette lettre, mais en fait ce que Lacoste critique précisément dans le caractère de Patrice importe peu. Mon souvenir c’est que ce dernier non seulement ne discute pas ce que le Crocodile a résumé en trois lignes, mais il l’affiche même et m’indique par là le respect que lui inspire ces géants, « l’âge d’or du tennis français » comme il ne cessera de le répéter à tout gamin persuadé de tenir avec Noah ou Tsonga le sommet des succès cocorico.
Mais c’est la seconde partie de notre tournage qui m’émeut toujours autant et qui a emporté les coeurs des spectateurs. La scène de la re‐vision du match dans la chambre de son fils Léo, âgé alors de 11 ans, assis sur son bureau avec sa petite raquette. Je chéris ces moments parce qu’ils sont le fait d’un accident heureux. En effet une partie de la maison des Dominguez est alors en travaux, et ne reste plus que la petite télé de la chambre de Léo pour regarder ma cassette VHS. Pour ceux qui ont déjà vu « Le Crépuscule des Dieux », cette scène n’est plus à décrire, mais pour ceux qui ne l’ont pas vu, il y a dans ces instants d’intimité tout le personnage de Patrice, sa jeunesse, son amour de la jeunesse, son amour de faire passer les idées à la jeunesse. Il y a d’abord ses yeux plein d’étoiles à revoir jouer John McEnroe au sommet de son art, ce John McEnroe aujourd’hui connu et apprécié de tous, mais que Patrice s’est employé pendant tant d’années à faire comprendre au public. C’est Dominguez qui a fait venir McEnroe en France en 1977. C’est encore Dominguez qui en tant que gaucher en a patiemment expliqué à l’antenne les particularités du jeu (dont ce fameux service slicé du gaucher sur les points impairs pour sortir le droitier du court et s’ouvrir une volée facile de l’autre côté). C’est Dominguez qui a continué de défendre McEnroe, même quand le public a commencé à bouder ses colères homériques et c’est encore Dominguez qui a réussi à faire venir John à Bercy pour une exhibition à l’automne 1985, exhibition et clinic avec des jeunes enfants, instants délicieux qui révéleront au public français une facette plus aimable du personnage. Au passage, si on se demande encore ce qui a lancé le tournoi de Bercy sur de si bons rails l’année suivante, la réponse sera très simple : cette exhibition montée par Patrice, son succès populaire, la preuve que la jeune enceinte du POPB, sortie de terre un an avant, pouvait devenir le plus grand court intérieur de tennis en Europe.
Mais revenons au match de 1988 et à la chambre de Léo. Ah, le petit Léo avec son tamis de poussin, il grimpe sur la table pour regarder le match avec son papa : quel tableau. Et voilà que je lance ma cassette VHS avec les premiers points du match : service de McEnroe, volée de revers décroisée, passing de Lendl, extension de John, volée de coup droit amorti déposée derrière le filet la paume de main ouverte : Patrice regarde ma caméra : « Quand on voit ça, ça donne la chair de poule parce que ça n’existe plus ». Service kické de Lendl, retour coup droit manchot de John droit devant lui, Ivan est planté à cinq mètres de la balle, le papa se retourne vers son fiston : « T’as vu ça ? ». En cet instant se joue le coeur du film et sa raison d’être, ma raison d’être… en miroir de celle de Patrice : la transmission, le regard d’enfant que les adultes doivent préserver en eux pour continuer d’émerveiller le regard des enfants. Pendant cette longue heure à revoir les moments clefs du match, le petit Léo n’en perd pas une miette.
Au sortir de la séance de visionnage où l’affect l’a croisé avec la fulgurance des analyses de Patrice, je sais que le film est bien parti. Ca me file une grosse dose de confiance. J’ai par la suite toujours tenu la première journée de tournage ou la première interview pour le moment le plus important d’un film. Deux ans plus tard, je reviendrais avec une autre VHS, une copie de trois heures, la version intermédiaire d’une révolution tennistique qui d’une durée de 8 heures aura fondu jusqu’à sa prime essence en 52 minutes pour la série des « Grands duels du sport » sur Arte. Patrice en parlera la semaine d’après à l’antenne pendant Roland Garros. Il initiera cette belle curiosité des aficionados de tennis pour ce film, un voyage dont je me plais à penser qu’il n’est toujours pas terminé et que la sortie un jour de la version de huit heures donnera encore plus de place au regard de Patrice sur son sport.
Nos chemins vont souvent se recroiser par la suite, d’abord à la naissance du projet GrandChelem‐Welovetennis en 2007, lancement que le directeur technique national qu’il est devenu va accompagner en communiquant au nom de la Fédération sur son budget personnel, juste pour placer la nouvelle génération Tsonga‐Simon‐Gasquet‐Monfils dans la lumière. Ce sera là encore un geste de fidélité dont nous lui serons profondément reconnaissants et qui explique avec plein d’autres rebondissements, plein d’autres épisodes entrepreneuriaux, le succès de ce projet depuis maintenant 8 ans. Nous n’avions jamais touché à de la presse, nous n’avions aucune expérience du graphisme, de la mise en page, de la publicité, de tout ce qui fait la réalité d’un journal, mais Patrice nous a fait confiance, toujours au regard de ce goût ineffable pour les petits nouveaux, les jeunes turcs venus bousculer la hiérarchie. En cela, chacune de nos rencontres a toujours été un bonheur et nos chemins de traverses étaient censés se croiser une nouvelle fois dans les mois à venir avec un documentaire sur les Mousquetaires, un vrai documentaire qui montrerait en quoi ces gars‐là étaient Federer, Nadal, Djokovic et les frères Bryan dans la même équipe. J’avais de nouveau appelé Patrice pour lui demander d’être LE journaliste français qui témoignerait dans le film face à deux compères anglais et américains. Patrice désormais parti, comment faire maintenant ?
Car la voilà la vraie question. Comment faire sans Dominguez ? A quoi sert sa mort ? A quoi sert la mort ? Difficile de répondre à ces questions‐là sans dévoiler des convictions personnelles, des croyances religieuses qui relèvent de l’intimité et de la sensibilité propre à chacun. Mais le jour de l’enterrement d’une personne qui vous est chère et qui est également un personnage public, il y a quelque chose de très beau qui peut se passer : c’est que les amis et les ennemis du défunt se retrouvent si choqués, si ébranlés par la disparition de la personne qu’ils se découvrent soudain à partager la même émotion, la même hébétude et la même tristesse profonde à l’évocation de son souvenir.
Oui, il y a des gens qui n’aimaient pas Patrice Dominguez, qui l’ont durement critiqué, qui l’ont même parfois viré. Il y a des gens qui ne le supportaient pas… comme il y a des gens qui ne supportaient pas Alain Mimoun. Pourquoi tout à coup ce lien entre les deux ? Parce qu’outre le fait d’avoir fait un film avec le premier et un film sur le second, l’un a été un des « élèves » de l’autre, un de ces jeunes ayant eu la folie d’aller courir dans le bois de Vincennes avec « le vieux » du temps où passé à la retraite, il flinguait encore tous les gamins de l’INSEP sur un jogging. Le soir de la première de mon film sur Mimoun il y a 5 ans, évidemment Patrice était là, fidèle serviteur à même d’apprécier les marches du destin que s’était écrit le marathonien sur l’espace d’une vie faite de batailles personnelles. C’est ce soir‐là que j’ai compris ce qui rattachait les deux : l’exigence, cette exigence qui ne vous fait pas concevoir la possibilité de faire les choses autrement qu’en les faisant bien, qu’en les faisant à fond, qu’en les faisant avec passion. C’est une exigence qui souffre mal les atermoiements et les pertes de temps de la collégialité. Quand on est visionnaire, on a du mal à attendre que les autres comprennent où vous voulez aller et comment. Cela vous crée des amis nombreux, touchés par votre énergie, vos idées nouvelles, votre volonté d’avancer, mais ce besoin de réaliser les choses à tout prix, parfois sans en référer à qui de droit, vous crée fatalement des ennemis.
Pourtant, quand Alain Mimoun est décédé il y a deux ans, j’ai vu dans la cour des Invalides une chose incroyable : des gens, des athlètes, des dirigeants que Mimoun avait tancé, critiqué et s’était même parfois mis à dos, des gens que ses « visions » sur l’athlétisme, la préparation, les sacrifices, incommodaient, eh bien tous étaient là et tous chialaient comme des madeleines au passage de son cercueil recouvert du drapeau bleu blanc rouge. Je me souviens particulièrement de Marie‐José Perec que Mimoun, en privé, n’avait jamais épargné, balançant des vannes qui fatalement devaient revenir aux oreilles de notre grande dame. Et pourtant Mary‐Jo était là, déchirée de chagrin. Peut‐être comprenait elle soudain que pour ou contre Mimoun, peu importe : le corps qui s’en allait devant elle, c’était celui d’un Bonhomme, d’un Monsieur, d’un gars qui ne lâche rien, qui avance toujours et qui « meurt debout » pour reprendre les mots d’un caricaturiste français récemment assassiné au nom d’un idéal.
Il faut espérer que la même chose se soit produit dans les têtes à la sortie de la Paroisse Sainte‐Clotilde où la messe religieuse a réuni tous les proches de Patrice Dominguez : la sensation intime de ce qui se perdait là, en direct et pour les années à venir. La conscience brûlante que Patrice était ce Monsieur, ce grand Monsieur, et pas uniquement ce grand Monsieur du tennis. Non, ce grand Monsieur tout court dont la disparition, même une semaine après, reste extrêmement choquante, quelque soit les liens d’amitié, quelque soit le degré de proximité avec lui. Le lendemain de l’annonce, j’ai reçu un mail d’Emmanuel Saubion : choqué. J’ai reçu un appel de Ghislain de Saint‐Preux : choqué. J’ai eu Laurent Trupiano au téléphone : choqué. Et moi‐même quand j’ai appris la nouvelle sur mon portable en pleine rue : les pattes sciées, incapables de bouger. Aucun d’entre nous n’est un ami de Patrice Dominguez, et pourtant c’est comme si nous avions perdu quelqu’un de notre famille.
L’ampleur du choc suffit à situer le lien de familiarité que tous, anonymes ou proches, amis ou spectateurs, avons développé avec la figure de Patrice Dominguez, avec l’homme qui a occupé tous les métiers du tennis : joueur, entraîneur, directeur technique national, écrivain, commentateur radio, commentateur télé, organisateur d’exhibition, organisateur de tournoi. Comme John McEnroe, ami de 30 ans, Patrice Dominguez est devenu la voix de son sport, la voix des grands moments des émotions tennistiques de son peuple, que ce soit à Roland Garros ou en Coupe Davis, et quand cette voix commence à se casser, prématurément, comme nous l’avons entendu se défaire petit à petit cette année au micro de RMC, quand cette voix un matin disparait définitivement, le silence des retrouvailles, de la paix, de l’accord sur l’essentiel doit s’imposer pour saluer le Grand oeuvre d’un homme qui a tracé son chemin comme son jeu d’attaque : en avançant, en avançant, en avançant coûte que coûte sur la balle.
Simplement Patrice Dominguez est décédé des suites d’une longue maladie, d’une maladie qui nous menace tous et dont nous mourrons tous : le tennis.
Benjamin Rassat (alias Apolline Celeste)
Publié le lundi 20 avril 2015 à 23:29